Un Monde Sans Fin
détestait. Elle ne perdit pas de temps à se demander
pourquoi : cet homme-là n’aimait personne. C’était un ennemi implacable et
sans scrupule. Et il était manifestement résolu à saisir toute occasion de
créer des ennuis. Avait-elle quelque espoir de triompher de lui ? À chaque
fois qu’elle déjouerait l’une de ses ruses et le remettrait à sa place, comme
aujourd’hui, elle attiserait sa méchanceté. D’un autre côté, si elle le
laissait mener la danse à sa guise, il multiplierait les actes
d’insubordination.
La bataille promettait d’être sanglante. Quelle en serait
l’issue ? Elle ne pouvait le dire.
*
Les flagellants revinrent un samedi soir du mois de juin.
Caris était dans le scriptorium, occupée à rédiger le premier chapitre de son
livre. Elle avait décidé de traiter d’abord de la peste et de l’attitude à
adopter face à l’épidémie. Elle en était aux masques de lin dont elle avait
imposé le port à l’hospice de Kingsbridge et s’interrogeait sur la meilleure
façon d’expliquer leur utilité alors qu’ils n’offraient pas une protection
totale et absolue contre la maladie. Comme l’avait rappelé Philémon, l’unique
solution consistait à quitter la ville avant l’arrivée de la peste et à en
demeurer éloigné jusqu’à la fin de l’épidémie. Mais seuls de rares privilégiés
en avaient les moyens. La majorité de la population devait se contenter
d’appliquer certaines règles, en espérant qu’elles les aideraient à rester en
vie. Plusieurs religieuses avaient attrapé la peste malgré leur masque, mais
elles auraient été bien plus nombreuses à mourir si elles n’en avaient pas
porté, Caris en était persuadée. Las, cette idée de protection partielle était
difficile à faire admettre à des gens en quête de remèdes miracles. L’idée lui
vint finalement de comparer ces masques à des boucliers : à défaut de lui
garantir la vie sauve, son bouclier offrait néanmoins au soldat une protection
précieuse. Pas un chevalier ne partirait au combat sans emporter le sien. Elle
s’apprêtait à mettre cette pensée par écrit sur une feuille de parchemin
vierge, quand elle reconnut dans le vacarme au-dehors le concert des
flagellants. Elle se leva de son siège avec un grommellement exaspéré.
Les tambours évoquaient la marche titubante d’un ivrogne,
les cornemuses les gémissements d’une bête sauvage blessée et les cloches une
parodie de cérémonie funèbre. Elle sortit du scriptorium au moment où la
procession pénétrait dans l’enceinte du prieuré. Ils étaient plus nombreux que
la dernière fois, soixante-dix ou quatre-vingts, et ils semblaient plus
échevelés encore, plus dépenaillés, plus déchaînés. Ils avaient déjà fait le
tour de la ville et entraîné dans leur sillage une foule de badauds. Certains se
contentaient d’observer le spectacle avec amusement, tandis que d’autres
rejoignaient les pénitents et déchiraient leurs vêtements pour se flageller eux
aussi.
Caris ne s’attendait pas à les revoir : le pape Clément
VI avait condamné ces pratiques. Mais le pape vivait bien loin de Kingsbridge,
en Avignon, et il laissait à d’autres le soin de faire respecter ses édits.
Comme de juste, frère Murdo ouvrait la marche. Elle suivit
des yeux sa progression jusqu’à la cathédrale et constata avec stupéfaction que
le portail central était grand ouvert. Thomas se serait-il permis... ?
Non, il n’aurait jamais pris semblable initiative. À coup sûr, c’était un
nouveau tour de Philémon. N’avait-il pas croisé la route de Murdo dans ses
errances ? Celui-ci devait l’avoir averti de sa visite et conspiré avec
lui pour faire entrer les flagellants dans l’église. Philémon allait arguer
qu’il était le seul moine du prieuré à avoir été ordonné prêtre et qu’à ce
titre, il était seul autorisé à décider des offices qui se tenaient dans la
cathédrale.
Que cherchait-il ? Que lui importaient Murdo et ses
flagellants ?
Le frère lai passa la double porte et pénétra dans la nef,
suivi de la procession. La foule des citadins se pressait derrière eux. Caris
hésita à les imiter tant ce spectacle lui répugnait, mais elle devait savoir de
quoi il retournait.
En entrant, elle aperçut Philémon derrière l’autel. Frère
Murdo s’avançait vers lui. Quand il l’eut rejoint, Philémon leva les mains pour
réclamer le silence. « Nous sommes réunis ici aujourd’hui
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