Un Monde Sans Fin
tous ces déshérités à se
mutiler. À les en croire, la peste, châtiment du ciel infligé aux hommes en
punition de leurs péchés, épargnerait ceux qui avaient le courage de mortifier
leur chair. Cela revenait à considérer que le Seigneur était un monstre vengeur
et cruel qui imposait à ses créatures un jeu aux règles insensées.
Pour sa part, Caris se refusait à voir en Dieu un être dont
le sens de la justice n’était pas même celui d’un chef de bande de douze ans.
Elle soigna les blessés jusqu’à matines, puis monta dormir
quelques heures. À son réveil, elle se rendit chez Merthin.
Il vivait à présent dans la plus belle des maisons qu’il
avait construites sur l’île aux lépreux. Située sur la rive sud, elle se
dressait au milieu d’un grand jardin planté de pommiers et de poiriers. Il
avait embauché un couple d’âge moyen, Arnaud et Émily, surnommés Arn et Em,
pour veiller sur Lolla et s’occuper des travaux domestiques. Em était à la
cuisine quand Caris arriva. Elle lui indiqua que Merthin se trouvait au verger.
Il était en train de montrer à Lolla comment écrire son nom
en traçant les lettres dans la terre avec un bâton. Lolla avait quatre
ans ; c’était une jolie petite fille au teint mat et aux yeux bruns.
Merthin la fit rire en dessinant un visage à l’intérieur du « 0 ».
En les regardant jouer ensemble, Caris éprouva un regret
indicible. Cela faisait presque six mois qu’elle passait ses nuits avec
Merthin. Et si elle ne voulait pas d’enfant, bien sûr, car cela équivaudrait à
abandonner tous ses rêves, elle éprouvait malgré tout dans le secret de son
cœur une certaine déception à ne pas tomber enceinte. La potion que Mattie la
Sage lui avait donnée dix ans plus tôt pour mettre un terme à sa grossesse
avait-elle endommagé un organe à l’intérieur de son ventre et détruit sa
capacité à enfanter ? Une fois de plus, elle regretta d’en connaître si
peu sur le corps humain et la façon dont il fonctionnait.
Merthin lui souhaita le bonjour avec un baiser, et ils se
promenèrent dans le jardin. Lolla courait devant eux, jouant à un jeu très
compliqué et incompréhensible qui consistait à converser avec tous les arbres
sans en oublier aucun. Le jardin avait encore un aspect dénudé. Merthin avait
fait charrier de la terre pour enrichir le sol pierreux de l’île, mais tous les
végétaux n’avaient pas encore pris racine.
« Je suis venue te parler des flagellants, annonça
Caris, et elle lui décrivit sa nuit à l’hospice. Je veux les bannir de
Kingsbridge.
— C’est une excellente idée, approuva Merthin. Leur
seule raison d’être, c’est de permettre à Murdo de se remplir les poches.
— À Murdo et à Philémon. C’est lui qui recueillait les
dons. Tu pourras demander à la guilde d’intervenir ?
— Bien sûr. »
Kingsbridge était sous l’autorité du prieur. En tant que
suppléante, Caris avait tout pouvoir pour bannir elle-même les flagellants.
Néanmoins, si la cité obtenait bientôt le statut de ville libre, ce serait à la
guilde d’exercer le pouvoir. Caris souhaitait engager la période de transition
dès à présent. Par ailleurs, mieux valait s’entourer d’alliés lorsqu’on
désirait imposer une décision.
« J’aimerais voir le sergent de ville escorter Murdo et
ses disciples hors de Kingsbridge avant l’office de midi, dit-elle.
— Philémon sera furieux.
— Tant pis pour lui ! Il est largement responsable
des débordements. Il n’aurait pas dû ouvrir l’église sans avoir consulté qui
que ce soit. »
Caris n’était pas sans redouter la réaction de Philémon,
mais elle devait penser à la ville. « Par ces mesures, nous ne faisons
qu’appliquer l’édit papal, continua-t-elle pour se rassurer. En agissant
rapidement et avec discrétion, nous pouvons avoir tout réglé avant même que Philémon
ait fini son petit déjeuner.
— Très bien, dit Merthin. Je vais essayer de rassembler
les membres de la guilde à l’auberge du Buisson.
— Je t’y retrouve dans une heure. »
Comme toutes les associations de la ville, la guilde de la
paroisse avait été décimée par la peste. Seule une poignée de marchands avait
survécu, parmi lesquels Madge la Tisserande, Édouard le Boucher et Jake
Chepstow. Tout le monde était présent à la réunion. Le nouveau sergent de
ville, Mungo, fils de John, y assistait lui aussi. Ses volontaires attendaient
les ordres
Weitere Kostenlose Bücher