Un Monde Sans Fin
aucune source connue.
— En fait, les textes anciens ne m’ont jamais été d’une
grande utilité. C’est une guérisseuse de Kingsbridge, du nom de Mattie, qui m’a
initiée à la préparation des remèdes. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue,
elle a été contrainte de fuir la ville pour échapper à des accusations de
sorcellerie. J’ai également appris beaucoup auprès de notre mère supérieure,
mère Cécilia. Mais tout le monde connaît quantité de remèdes. Les rassembler
est chose aisée. La difficulté, c’est d’identifier les médications efficaces au
milieu du fatras d’erreurs et de charlataneries. Pour y parvenir, j’ai tenu un
journal de tous les traitements que j’expérimentais, une année après l’autre,
et de leurs effets. Et je n’ai inclus dans le livre que ceux dont j’avais
vérifié personnellement l’infaillibilité.
— Je suis très impressionné de vous parler en personne.
— Et moi flattée que vous ayez fait un si long voyage
pour trouver mon ouvrage ! Je vais vous en offrir une copie. » Elle
ouvrit un placard. « Cet exemplaire était destiné à notre prieuré de
Saint-Jean-des-Bois, mais ils attendront un peu. »
Jonas prit le livre avec autant de précaution que s’il
s’agissait d’un objet sacré. « Je vous suis immensément reconnaissant. En
gage de gratitude, acceptez ce modeste présent de ma famille au couvent de
Kingsbridge. » Il lui tendit un sac de cuir souple.
Caris en sortit un petit objet enveloppé dans une bande de
laine. En déroulant l’étoffe, elle découvrit un crucifix en or serti de pierres
précieuses.
Un éclair d’avidité illumina le regard de Philémon. Médusée,
Caris s’écria : « C’est un cadeau de prix ! » Puis, prenant
conscience de la grossièreté de sa remarque, elle ajouta : « C’est
extraordinairement généreux de la part de votre famille, Messire. »
Il balaya ses remerciements d’un geste de la main.
« Nous sommes prospères, Dieu merci.
— Un cadeau pareil, pour un recueil de recettes de
bonne femme ! glapit Philémon, le cœur dévoré d’envie.
— Ah, père prieur, dit Jonas, de tels ouvrages ne
sauraient retenir votre intérêt, je le comprends bien ! Mais nous autres
n’aspirons pas à atteindre vos sommets intellectuels. Nous ne cherchons pas à
comprendre les humeurs du corps humain. Tout comme l’enfant suce son doigt
quand il saigne pour soulager sa douleur, nous n’appliquons nos traitements que
parce qu’ils se sont avérés efficaces. Quant à expliquer le pourquoi et le
comment de la guérison, nous laissons cela à des esprits plus éminents que les
nôtres. La création de Dieu est par trop mystérieuse pour que des gens comme
nous puissent y saisir quoi que ce soit. »
Caris se rendit compte que Jonas parlait avec une ironie à
peine voilée. Elle vit Oonagh réprimer un sourire. Sime, lui aussi, nota le
sarcasme des propos et ses yeux brillèrent de colère. Mais Philémon n’avait
rien perçu. Au contraire, la flatterie parut l’apaiser. Son visage prit une
expression rusée. À coup sûr, il réfléchissait au moyen de se faire offrir
aussi des crucifix d’or incrustés de pierreries.
*
La foire à la laine s’ouvrit le dimanche de Pentecôte,
conformément à la tradition. En général, ce jour-là, les sœurs soignantes
avaient fort à faire à l’hospice. Cette année ne fit pas exception. Des
visiteurs âgés tombaient d’épuisement après un voyage harassant ; des
enfants, nourris de mets inhabituels, étaient atteints de coliques ; des
hommes et des femmes buvaient plus que de raison dans les tavernes, se
blessaient eux-mêmes ou blessaient les autres.
Pour la première fois, Caris avait la possibilité de séparer
les patients en deux catégories. Les pestiférés, de moins en moins nombreux, et
les personnes atteintes de maladies contagieuses, comme la rougeole ou certains
dérangements intestinaux, avaient été installés dans l’hôtel-dieu, consacré le
matin même par l’évêque. Les autres, blessés dans des accidents ou des rixes
par exemple, étaient traités dans l’ancien hospice, à l’écart de toute contagion.
L’époque où l’on pouvait entrer au prieuré avec un pouce cassé et y mourir
d’une pneumonie était bel et bien révolue.
Du moins Caris le croyait-elle.
Le lendemain, en début d’après-midi, elle alla faire un tour
à la foire. Jadis, les centaines de visiteurs et les milliers
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