Un Monde Sans Fin
l’intention d’y acquérir un
soc en fer, seule partie de l’engin qu’il n’était pas capable de façonner
lui-même. Gwenda l’accompagnait. Comme d’habitude, plusieurs habitants de
Wigleigh s’étaient regroupés pour effectuer le trajet ensemble. Il y avait là
Jack et Éli, du moulin à foulon de Madge la Tisserande, qui devaient acheter
toutes sortes de victuailles car ils ne cultivaient rien, ne possédant pas de
terre ; Annet et sa fille de dix-huit ans, Amabel, qui emportaient une
dizaine de poules à vendre au marché ; et enfin Nathan le Bailli et son
fils Jonno, ennemi juré de Sam depuis l’enfance.
Annet continuait d’aguicher les hommes, du moment qu’ils
étaient bien faits. La plupart d’entre eux répondaient à son intérêt par de
grands sourires idiots. En chemin vers Northwood, elle jeta son dévolu sur
David qui n’avait pas la moitié de son âge. Renversant la tête en arrière, elle
minaudait ou lui donnait de petites tapes sur le bras d’un air faussement
indigné, comme si elle n’avait pas vingt ans de plus que lui. À l’évidence, elle
n’avait pas conscience de ne plus être une donzelle, se disait Gwenda avec
dépit. Quant à Amabel, aussi jolie que sa mère à son âge, elle s’obstinait à
marcher à l’écart, gênée de sa conduite.
Le groupe atteignit Northwood en milieu de matinée. Leur achat
effectué, Wulfric et Gwenda allèrent déjeuner à la taverne du Vieux Chêne.
Aussi loin que remontent ses souvenirs, Gwenda se rappelait
l’arbre vénérable qui avait donné son nom au lieu. L’été, il déployait son
ombre accueillante au-dessus de l’auberge et, l’hiver, évoquait un vieil homme
courbé. Elle revoyait Sam et David se pourchassant autour de son tronc
lorsqu’ils étaient enfants. Las, il avait dû mourir ou menacer de tomber, car
il avait été abattu. N’en restait qu’une souche aussi large que Wulfric était
grand, qui servait de table et de banc aux clients, et même pour l’heure, de
lit à un charretier exténué.
Parmi les convives Gwenda reconnut Harry le Laboureur,
bailli d’Outhenby, une énorme chope de bière anglaise à la main.
En l’espace d’un instant, elle fut ramenée douze ans en
arrière avec une violence telle que les larmes lui vinrent aux yeux. Que sa foi
en l’avenir était grande, le jour où elle s’était lancée avec les siens sur la
route à travers la forêt dans l’espoir de commencer une vie nouvelle à
Outhenby ! Hélas, moins de quinze jours plus tard, ses rêves étaient
partis en fumée : Wulfric avait été ramené à Wigleigh, la corde au cou. À
ce souvenir cuisant, Gwenda bouillait encore de rage.
Depuis lors, il n’en était pas toujours allé selon le bon
vouloir du seigneur. À l’immense satisfaction de Gwenda, Ralph s’était vu
contraint de restituer à Wulfric les terres que cultivait son père, mais sans
lui accorder plus d’autonomie pour autant, à la différence de plusieurs de
leurs voisins. Certes, ils étaient passés du statut de journaliers à celui de
métayers et elle s’en réjouissait pour Wulfric, car c’était l’accomplissement
du plus grand rêve de sa vie. Le sien était de jouir d’une indépendance plus
grande encore – d’un bail libéré des obligations féodales et d’un loyer payable
en espèces. Elle aurait souhaité que ces deux clauses figurent sur un contrat
inscrit dans les registres seigneuriaux, ce qui aurait rendu impossible à
quelque seigneur que ce soit de revenir sur l’accord. C’était un désir que
partageaient la majorité des serfs. Depuis l’épidémie de peste, ils étaient
d’ailleurs de plus en plus nombreux à obtenir satisfaction.
Harry les salua chaleureusement et tint à leur offrir une
pinte de bière. Il avait été nommé bailli par mère Caris peu après leur départ
d’Outhenby, et n’avait pas été relevé de ses fonctions lorsque sœur Joan avait
succédé à Caris en tant que prieure du couvent. À en juger par le double menton
du laboureur et sa bedaine de bon buveur, le village n’avait rien perdu de sa
prospérité sous sa férule.
Au moment où Gwenda s’apprêtait à reprendre la route avec
ses compagnons, Harry lui murmura à l’oreille : « Je viens
d’embaucher un jeune homme du nom de Sam.
— Mon Sam ? s’exclama-t-elle, le cœur soudain
empli de joie.
— Non, impossible. »
À quoi bon lui avoir mentionné la chose, dans ce
cas-là ? s’étonna-t-elle, puis, le voyant
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