Un Monde Sans Fin
niche
l’accompagna un moment.
Au sortir du village, elle coupa à travers champs. Elle
avait déjà parcouru une demi-lieue lorsque le soleil se leva. Un coup d’œil en
arrière lui apprit qu’elle n’avait pas été suivie.
En guise de petit déjeuner, elle grignota un quignon de pain
sec et, vers dix heures du matin, fit halte dans une taverne à la croisée des
deux routes menant soit à Kingsbridge, soit à Northwood et Outhenby. Elle n’y
aperçut personne de sa connaissance. Néanmoins elle ne s’attarda pas. Elle
avala un ragoût de poisson salé et descendit une pinte de cidre, les yeux rivés
sur la porte, s’attachant à dissimuler son visage sitôt qu’un client entrait.
Ce n’étaient que des inconnus et aucun d’eux ne lui prêta attention.
Gwenda atteignit la vallée d’Outhenby en milieu
d’après-midi. Douze ans avaient beau s’être écoulés depuis sa dizaine de jours
passés là-bas, les lieux n’avaient guère changé. Les ravages causés par la
peste étaient quasiment effacés. Des bambins jouaient près des maisons, et la
plupart des adultes étaient aux champs. Les uns labouraient et semaient, les
autres s’occupaient des agneaux qui venaient de naître. Tous s’interrogèrent en
voyant de loin cheminer une femme seule sur la route. S’ils avaient été plus
près, plusieurs d’entre eux l’auraient reconnue. Son départ dramatique du
village n’était pas de ces événements qu’on oublie. Un tel remue-ménage n’était
pas fréquent.
Gwenda suivait la rivière Outhen qui serpentait dans la
plaine entre deux rangées de collines. Elle avait laissé derrière elle le bourg
principal et devait encore traverser des bourgades plus modestes – Ham,
Petit-Acre et Longues-Eaux, si sa mémoire était bonne –, avant d’atteindre
Vieille-Église, le hameau le plus éloigné et le plus petit de tous.
Son exaltation grandissante lui faisait oublier ses pieds
meurtris. Vieille-Église la bien-nommée regroupait une trentaine de masures
dont aucune n’était de nature à abriter un bailli et encore moins un seigneur.
Le sanctuaire, quant à lui, devait dater de plusieurs siècles, supposa Gwenda.
Il était fait de pierres brutes ; sa tour trapue dominait une courte nef
aux murs épais, percés de minuscules ouvertures carrées disséminées au hasard,
aurait-on dit à première vue.
Des bergers gardaient des bêtes dans une lointaine pâture.
Gwenda les ignora pour se diriger vers les champs, convaincue qu’Harry le
Laboureur n’aurait pas eu la bêtise d’assigner une corvée aussi simple à un
gaillard comme Sam quand il pouvait l’utiliser à herser un champ, à déblayer un
fossé ou à conduire avec d’autres les huit bœufs d’une charrue. Elle scruta les
trois parcelles méthodiquement à la recherche d’un garçon dépassant d’une bonne
tête les autres paysans. Ne voyant pas son fils immédiatement parmi les
travailleurs coiffés de chauds bonnets qui se hélaient d’un bout à l’autre du
champ, Gwenda fut prise d’inquiétude. Sam aurait-il été capturé ?
Serait-il reparti pour un autre village ?
Elle finit par le reconnaître parmi des hommes aux bottes
crottées qui répandaient du fumier au fond d’un sillon fraîchement tracé. En
dépit du froid, il avait ôté sa cape et l’on voyait les muscles de son dos et
de ses bras jouer sous sa vieille chemise en lin tandis qu’il maniait sa pelle
en chêne. Le cœur de Gwenda se gonfla de fierté. Et dire qu’un corps aussi
minuscule que le sien avait donné naissance à un gars aussi beau !
Les hommes relevèrent la tête à son approche et la
dévisagèrent avec curiosité. Qui était cette inconnue, que venait-elle faire
ici ? D’un pas décidé, Gwenda s’avança vers son fils et l’étreignit bien
qu’il empeste le crottin.
« Bonjour, mère. »
Ses compagnons éclatèrent de rire, au grand étonnement de
Gwenda.
« Pleure plus, p’tit Sam, tu l’as retrouvée, ta
mère ! » lança un borgne maigrichon.
L’hilarité reprit de plus belle. Qu’un petit bout de femme
comme elle débarque à l’improviste pour voir si son colosse de fils se
conduisait bien les amusait follement.
« Comment m’avez-vous retrouvé ? demanda Sam.
— Je suis tombée sur Harry le Laboureur au marché de
Northwood.
— Personne ne vous a suivie, j’espère ?
— Non. Je suis partie avant l’aube. Ton père racontera
que je suis allée à Kingsbridge. »
Ils bavardèrent un
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