Un Monde Sans Fin
tapoter son nez rubicond, elle
comprit son jeu.
« Ce Sam-là prétend avoir pour seigneur un chevalier du
Hampshire qui l’a autorisé à quitter son village. Personnellement, je n’ai
jamais entendu parler de ce chevalier, mais je sais, comme tout un chacun, que
votre suzerain, le comte Ralph, ne laisse jamais partir ses journaliers. Si ce
Sam avait été ton fils, je n’aurais jamais pu l’embaucher. »
Elle devina qu’Harry lui indiquait par ces mots la version
qu’il soutiendrait, si jamais il était interrogé officiellement.
« Sam est donc à Outhenby.
— À Vieille-Église, un petit hameau de la vallée.
— Il va bien ? s’enquit-elle avec fièvre.
— Il est en pleine forme.
— Dieu merci !
— C’est une force de la nature et un bon travailleur.
Un peu querelleur, cependant. »
Gwenda opina, consciente que son aîné souffrait de ce
défaut. « A-t-il trouvé la chaleur d’un foyer ?
— Il loge chez un couple de vieilles gens au grand
cœur, dont le fils est apprenti chez un tanneur de Kingsbridge. »
Les questions se pressaient sur les lèvres de Gwenda. Elle
en aurait volontiers posé davantage, mais Nathan le Bailli l’observait, adossé
à l’entrée de la taverne. Réprimant un juron, elle s’empressa de mettre un
terme à son interrogatoire de peur que le bossu, identifiant Harry, ne devine
où se cachait son fils. Elle pria vivement l’intendant de veiller à ce que Sam
ne se batte pas.
« Je ferai de mon mieux », promit-il.
Sur un au revoir sans façon, Gwenda partit rejoindre son
mari en s’efforçant de donner l’impression qu’elle venait de clore une
conversation banale. Elle devrait se contenter du peu qu’elle avait appris.
Son lourd soc sur l’épaule, Wulfric cheminait d’un pas
allègre au milieu des autres paysans. Gwenda brûlait de lui annoncer la
nouvelle. Mieux valait attendre que leur petit groupe compact se dissémine le
long de la route. Quand enfin la distance avec les autres villageois lui parut
suffisante, elle transmit tout bas ses renseignements à Wulfric.
« Au moins, nous savons maintenant où notre fils a
trouvé refuge, se réjouit-il, parlant d’une voix à peine essoufflée malgré son
fardeau.
— Je veux aller à Outhenby.
— Évidemment ! » Et bien qu’il n’ait pas pour
habitude de discuter les décisions de Gwenda, il ajouta : « C’est
risqué. Personne ne doit se douter de l’endroit où tu es allée.
— Bien sûr. À commencer par Nathan.
— Comment comptes-tu t’y prendre ?
— Il va falloir inventer une histoire plausible. Mon
absence ne passera pas inaperçue.
— Je pourrai dire que tu es souffrante.
— Non. Il viendrait chez nous s’en assurer.
— Si nous racontions que tu es partie chez ton
père ?
— Nathan ne sera pas dupe. Il sait que je vais le voir
le moins possible. »
Elle continua à réfléchir en se rongeant un ongle, déplorant
que les gens soient beaucoup moins crédules que les héros des contes de fées ou
des histoires de fantômes qu’on se racontait au coin du feu pendant les longues
soirées d’hiver. Dans ces récits, les personnages gobaient toutes les menteries
sans jamais se poser de questions.
« On pourrait dire que je suis partie pour Kingsbridge,
émit-elle au bout d’un moment.
— Pour quelle raison ?
— Acheter des poules pondeuses au marché, par exemple.
— Alors qu’Annet en vend chez nous ?
— Je ne donnerai jamais un sou à cette garce, c’est
connu comme le loup blanc !
— En effet.
— Et Nathan n’est pas sans savoir que je suis une
vieille amie de Caris. Je pourrai dire que je dors chez elle, ce sera tout à
fait crédible.
— D’accord. »
Une telle histoire ne justifiait guère un départ aussi
précipité, mais rien d’autre ne lui venait à l’esprit et elle avait tant envie
de revoir son fils !
Elle partit dès le lendemain matin.
Emmitouflée dans une épaisse houppelande pour se protéger de
la froide bise de mars, elle s’éclipsa discrètement de chez elle avant l’aube,
ne voulant être vue ni avoir à répondre à des questions embarrassantes. Les
mains tendues devant elle, se fiant à sa connaissance des lieux, elle traversa
le village en tapinois. À cette heure de la nuit, personne n’était encore levé.
Le chien du bailli grogna doucement à son approche et se calma bien vite en
reconnaissant son pas. Le bruit cadencé de sa queue contre le bois de sa
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