Un Monde Sans Fin
constituait la dépouille d’un homme
découpée tout du long, puis sectionnée en divers morceaux, eux-mêmes redécoupés
et sondés par de prétendus chercheurs en médecine. Un véritable chrétien savait
que ces hommes et ces femmes morbides n’avaient aucune excuse.
L’expression « hommes et femmes », si rare dans la
bouche de Philémon, avait nécessairement une signification particulière. Elle
se tourna vers son mari tout proche : il haussait les sourcils d’un air
inquiet.
De tout temps, l’Église avait opposé une ferme interdiction
à l’examen des cadavres. Cependant, depuis l’épidémie de peste, le dogme
classique s’était assoupli. Conscient que l’Église avait failli au devoir de
soutenir les fidèles dans l’épreuve, le bas clergé, ouvert aux idées de
progrès, avait hâte de voir les prêtres changer leur façon d’enseigner et de
pratiquer la médecine. Hélas, les partisans des méthodes ancestrales, qui occupaient
des positions plus élevées, mettaient un frein à toute évolution, si bien que
la dissection, interdite en théorie, était tolérée en pratique.
Dès l’ouverture de son nouvel hospice, Caris avait procédé à
des dissections, sans le crier sur les toits, naturellement. À quoi bon plonger
dans le désarroi une population pétrie de superstitions ? Mais chaque
occasion lui était bonne pour approfondir sa connaissance du corps humain.
Ces dernières années, un ou deux moines médecins parmi les
plus jeunes venaient souvent l’assister. Leurs aînés, dans leur grande
majorité, ne connaissaient du corps humain que ce qu’ils en voyaient lorsqu’ils
étaient appelés à soigner de vilaines blessures. Ils n’étaient autorisés à
disséquer que les carcasses de porcs, animal considéré comme possédant
l’anatomie la plus proche de celle de l’homme.
L’attaque lancée par Philémon ne laissa pas d’étonner Caris
et de l’inquiéter. Certes, il l’avait toujours détestée, elle le savait bien
qu’elle en ignore la cause exacte. Depuis la terrible tempête de neige de 1351,
il s’était contenté de la mépriser. Pour se consoler, peut-être, d’avoir perdu
son emprise sur la ville, il avait décoré son palais d’une multitude d’objets
précieux : tentures, tapis, argenterie, vitraux, manuscrits enluminés.
Avide de prestige, il exigeait des moines et des novices des marques de
déférence alambiquées, arborait des habits sacerdotaux splendides et, pour ses
déplacements, utilisait une carriole digne de rivaliser en splendeur avec les
pièces les plus richement meublées d’un château de duchesse.
Ce jour-là, plusieurs personnages de marque assistaient à
l’office : l’évêque Henri, venu de Shiring, Piers, l’archevêque de
Monmouth, et Reginald, l’archidiacre de York. Philémon comptait sans doute les
impressionner par sa diatribe empreinte de conservatisme doctrinal. Mais dans
quel but ? Aspirait-il à de plus hautes fonctions ? Briguerait-il la
position de l’archevêque, qui était souffrant et avait dû être porté jusque
dans la cathédrale sur une civière ? C’était déjà un miracle qu’un fils de
paysan sans terre comme lui ait été nommé à la tête du monastère de
Kingsbridge. Qu’un père prieur soit promu archevêque, c’était un peu comme si
un chevalier était élevé au rang de duc sans passer par celui de baron ou de
comte. Seul un favori distingué entre tous pouvait espérer une ascension aussi
fulgurante.
Mais l’ambition de Philémon ne connaissait pas de bornes,
réfléchit Caris. Non pas qu’il se crût doté de qualités exceptionnelles.
Assurance et arrogance avaient été des traits propres à Godwyn, persuadé de
posséder une rare intelligence qui lui avait valu d’être choisi par Dieu pour
diriger le prieuré. Philémon, lui, souffrait du défaut inverse : l’absence
d’estime de soi. Sa vie entière n’avait été qu’un combat mené contre lui-même
pour se convaincre de sa propre valeur. Se jugeant insignifiant, il ne
supportait pas de se voir rejeté. Et, par l’effet d’une susceptibilité
exacerbée, il se considérait en droit de prétendre à n’importe quelle fonction,
jusqu’à celles réservées aux plus hauts dignitaires du pays.
Caris envisagea de s’entretenir avec l’évêque Henri après
l’office. Elle lui rappellerait qu’en vertu de l’accord passé voilà dix ans,
l’hospice de l’île aux lépreux dépendait directement de son
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