Un Monde Sans Fin
d’un pas
nonchalant. « Que se passe-t-il ? dit-il, et la brindille qui saillait
de sa bouche valait toutes les insultes.
— Ce ne sont pas tes oignons ! » répondit
Merthin.
Jake se planta devant lui. « La demoiselle n’a pas
envie de partir.
— Écarte-toi de mon chemin, fiston, si tu ne veux pas
finir ta journée au pilori. »
Caris se figea. Merthin était dans son plein droit de
père : il avait toute autorité sur son enfant qui ne serait pas majeure
avant cinq bonnes années. Cependant, Jake était le genre de gars à balancer son
poing dans la figure de qui ne lui revenait pas et à assumer ensuite les
conséquences de son geste. Malgré son anxiété, elle se garda d’intervenir, de
crainte que Merthin ne reporte sa colère sur elle.
« Je suppose que vous êtes son père.
— Tu sais parfaitement qui je suis. Appelle-moi
« messire le prévôt » et parle-moi avec respect, sinon il t’en
coûtera. »
Jake le dévisagea d’un air insolent et battit en retraite au
grand soulagement de Caris. Merthin ne se battait jamais, mais sa fille
pourrait bien réussir un jour à lui faire perdre la tête.
Ils poursuivirent leur route vers le pont. Lolla se dégagea
de la poigne paternelle et partit devant d’un air boudeur, les bras croisés et
la tête baissée.
Ce n’était pas la première fois qu’on la découvrait en
mauvaise compagnie. Que sa fille s’acharne à fréquenter de tels voyous
horrifiait Merthin et le faisait bouillir de rage tout à la fois.
Traversant le pont de l’île aux lépreux à sa suite, il
demanda à Caris : « Qu’est-ce qui lui prend d’agir ainsi ?
— Dieu seul le sait. » Elle avait remarqué que ce
genre de comportement s’observait plus souvent chez les jeunes qui avaient
perdu l’un de leurs parents. À la mort de sa mère, Lolla avait été élevée par
Bessie la Cloche, puis par dame Philippa et par Em, la servante de Merthin,
avant de finir sous sa tutelle. Peut-être la jeune fille ne savait-elle plus à
qui elle devait obéissance ? Caris préféra garder ses réflexions pour elle
pour que Merthin n’en vienne pas à penser qu’elle le jugeait mauvais père.
« À son âge, j’avais des disputes terribles avec tante
Pétronille.
— À quel sujet ?
— Un grief du même ordre, sauf qu’il concernait Mattie
la Sage.
— Ça n’a rien à voir. Tu ne traînais pas dans des
tavernes louches avec des canailles.
— Pétronille estimait que Mattie avait une mauvaise
influence sur moi.
— Ce n’est pas pareil.
— Non, je suppose.
— Tu as beaucoup appris au contact de Mattie. »
Sans doute Lolla s’instruisait-elle aussi auprès du beau
Jake Riley mais, compte tenu du courroux de Merthin, Caris préféra taire ces
considérations incendiaires.
À présent, l’île était entièrement bâtie et faisait partie
intégrante de la ville. C’était même une paroisse, dotée d’une église bien à
elle. On n’y marchait plus parmi des terrains vagues envahis de lapins, on
suivait un sentier qui filait tout droit entre les maisons, avec des virages à
angle droit. L’hospice Sainte Élisabeth occupait la presque totalité de la
partie ouest de l’île. Caris avait beau s’y rendre tous les jours, elle sentait
chaque fois un sentiment de fierté l’inonder à la vue de ses beaux murs gris,
de ses larges fenêtres réparties en rangées parfaites et de ses cheminées
alignées sur le toit comme des soldats au garde-à-vous.
Ils franchirent le portail donnant sur la propriété de
Merthin. Le verger était arrivé à maturité. Pour l’heure, les pommiers
croulaient sous des avalanches de fleurs immaculées.
Fidèles à leur habitude, ils entrèrent par la porte de la
cuisine. Nul n’empruntait jamais le beau vestibule qui donnait sur la rivière.
La pensée qu’un bâtisseur de talent pouvait lui aussi se tromper traversa l’esprit
de Caris et l’amusa. Pour la troisième fois de la journée, elle se dit que le
silence était d’or.
Comme Lolla gagnait sa chambre à l’étage d’un pas lourd, une
voix retentit depuis la pièce de devant : « Bonjour, la
compagnie ! »
Aussitôt, les deux garçons coururent au salon en poussant
des cris de joie. Dame Philippa était là. Merthin et Caris l’accueillirent de
bon cœur.
Devenues belles-sœurs de par le mariage de Caris et Merthin,
les deux femmes avaient eu des relations difficiles pendant plusieurs années,
jusqu’à ce que Gerry et Roley
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