Un Monde Sans Fin
s’est mis en tête d’épouser la fille d’Annet,
hurla Gwenda. Je ne le permettrai pas ! Jamais ! Jamais !
Jamais ! »
*
Au grand étonnement de Nathan, le comte Ralph déclara qu’il
voulait jeter un coup d’œil à l’étrange plantation de David. A sa prochaine
visite, il irait en personne inspecter les plants incriminés. Les cultures dans
les bois étaient affaire courante et, généralement, punies d’une amende
infligée par le bailli. L’intendant de Wigleigh en avait référé à son seigneur
lors d’une visite à Château-le-Comte. Intéressé par les pots-de-vin et les
commissions, Nathan n’avait pas le flair nécessaire pour deviner que Ralph
était obnubilé par cette famille de paysans. Car si sa haine envers Wulfric ne
s’était pas atténuée, elle se doublait désormais d’un désir inassouvi pour
Gwenda et d’une étrange curiosité pour ce fils naturel qu’elle lui avait donné.
Entre Pâques et la Pentecôte, il profita d’une belle journée
pour pousser jusqu’à Wigleigh, escorté de son fidèle Alan. Vira, la servante
attachée au manoir, était toujours à son poste, chenue et courbée par les ans.
Ils lui ordonnèrent de préparer à dîner et s’en allèrent trouver Nathan pour
qu’il les conduise dans la forêt.
Ralph identifia la plante aisément. Ses campagnes militaires
lui avaient fait découvrir de nombreuses plantes inconnues en Angleterre. Il
descendit de cheval pour en cueillir une poignée. « C’est de la garance,
dit-il. J’en ai vu en Flandre. On en tire cette teinture rouge qui porte le
même nom.
— David a prétendu qu’il s’agissait d’une herbe
médicinale qui soigne l’asthme et s’appelle « langue de sorcière »,
expliqua Nathan.
— Elle a peut-être aussi des vertus thérapeutiques,
mais ce n’est pas pour cela qu’on la cultive. À combien s’élève l’amende ?
— En général, je réclame un shilling.
— Ce n’est pas suffisant. »
Nathan s’inquiéta. « Chaque fois que je fais entorse au
droit coutumier, cela crée des problèmes, seigneur. Je préférerais...
— Peu m’importent tes préférences ! »
D’un coup d’éperons, Ralph lança sa monture au beau milieu
de la garance. « Suis-moi, Alan. »
Parcourant toute l’étendue cultivée au petit galop, les deux
cavaliers entreprirent, en cercles méthodiques, de ravager les plantations
jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.
Le bailli ne restait pas indifférent au spectacle du
saccage, Ralph le voyait bien. Les paysans ne supportaient pas de voir leurs
récoltes dévastées. D’ailleurs, le meilleur moyen de réduire un peuple au
désespoir, c’était de brûler ses moissons. Il avait pu s’en convaincre lors de
ses campagnes en terre de France.
« Voilà qui devrait suffire », marmonna-t-il,
lassé. Certes, l’arrogance de David l’irritait, mais la raison première de sa
venue à Wigleigh était autre. En fait, il voulait revoir Sam.
Sur le chemin du retour, il ralentit l’allure, cherchant à
repérer sur ses terres un garçon de haute taille parmi les serfs rachitiques,
courbés sur leur outil. Il scruta les champs. Les épis ployaient sous le vent.
Enfin, il l’aperçut au loin, dans le Champ du ruisseau. Il s’avança dans sa
direction, observant attentivement ce fils de vingt-deux ans dont il ignorait
tout.
Sam labourait en compagnie de l’homme qu’il croyait être son
père. Ils devaient avoir un souci avec leur petite charrue, car ils
s’arrêtaient souvent pour rajuster le harnais du cheval. À les voir l’un à côté
de l’autre, on remarquait tout de suite qu’ils n’avaient rien en commun.
Wulfric avait les cheveux châtain doré, alors que Sam était brun ; le
premier avait le torse puissant d’un bœuf, le second des épaules carrées et
l’élégante finesse d’un pur-sang ; les gestes du père étaient mesurés et
prudents, ceux du jeune homme vifs et gracieux.
C’est mon fils ! se chuchotait Ralph dans le secret de
son cœur. Et ce guerrier qui n’avait jamais connu le regret ou la compassion –
car, sinon, comment aurait-il pu mener sa vie de soudard ? –, cet homme
brutal qui s’était toujours cru imperméable aux émotions, les jugeant indignes
d’un homme, se découvrait soudain saisi d’un étrange émoi : un jeune
inconnu, du seul fait de son existence, menaçait d’émousser ce qu’il y avait de
viril en lui.
S’arrachant à ce spectacle, Ralph rentra au
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