Un Monde Sans Fin
village. Là-bas,
curiosité et sensibilité eurent finalement raison de lui. Par l’entremise de
Nathan, il manda Sam au manoir.
Quel but poursuivait-il en faisant quérir le jeune
homme ? Celui de parler avec lui, de le taquiner, de l’inviter à partager
son repas ? Il n’aurait su le dire. En revanche, il aurait dû se douter
que Gwenda lui mettrait des bâtons dans les roues. Elle se présenta devant lui,
en même temps que Nathan et Sam, et fut bientôt rejointe par Wulfric et David.
« Que voulez-vous à mon fils ? » lança-t-elle
sur un ton péremptoire, comme si elle s’adressait à un égal et non à son
suzerain.
Du haut de sa cathèdre aux bras sculptés de lions, le comte
rétorqua, presque malgré lui : « Sam n’est pas né pour être serf et
travailler aux champs. »
Il surprit le regard ébahi que lui lançait son écuyer
favori. Gwenda rétorquait déjà, aussi intriguée qu’Alan Fougère :
« Dieu seul sait pour quoi nous sommes nés !
— Épargne-moi tes commentaires ! Quand je voudrai
en savoir davantage sur les volontés du Seigneur, je m’adresserai au curé. Pour
l’heure, je n’ai pas besoin de me confire en dévotions pour voir que ton fils a
la fougue d’un combattant ! C’est une évidence qui saute aux yeux de
quiconque s’est trouvé sur un champ de bataille.
— Néanmoins, c’est un paysan, fils de paysan. Son
destin est de cultiver les champs et d’élever du bétail à l’instar de son père.
— Qu’importe son père. Ton fils a un instinct de tueur,
assena-t-il, répétant mot pour mot le discours qu’elle lui avait tenu à
Shiring, au château du shérif, quand elle était venue le supplier d’obtenir la
grâce de Sam. Chez un paysan, c’est un trait de caractère dangereux ; chez
un guerrier, il est inestimable. »
Gwenda commençait à deviner les intentions de Ralph et
sentait l’effroi l’envahir.
« Où voulez-vous en venir ? »
Sa question fit comprendre à Ralph où son propre discours
l’entraînait. « Que Sam se rende utile, au lieu d’être un danger pour
autrui. Qu’il apprenne l’art de la guerre !
— Il est bien trop vieux !
— Vingt-deux ans, ce n’est pas jeune, en effet. Mais il
est fort et musclé. Il saura y faire.
— Je ne vois pas comment ! »répliqua-t-elle.
Ses objections furent pour Ralph le meilleur des aiguillons.
Enchanté d’imposer à Gwenda une idée qui lui déplaisait tant, il déclara avec
un sourire triomphant : « C’est pourtant simple. Qu’il soit écuyer à
mon service et vive à Château-le-Comte ! »
Elle blêmit, ses paupières se fermèrent, ses lèvres
articulèrent le mot « Non », mais aucun son ne sortit de sa gorge. On
aurait dit que la malheureuse venait de recevoir un coup de poignard en plein
cœur.
« Cela fait vingt-deux ans qu’il vit chez toi. Ca
suffit ! » jeta le comte. Il aurait volontiers ajouté : « A
mon tour maintenant ! » Il se contenta d’une simple
constatation : « C’est un homme, aujourd’hui ! »
Comme Gwenda, abasourdie, ne pipait mot, Wulfric
intervint : « Nous ne le permettrons pas. Nous sommes ses parents et
nous nous opposons à son départ.
— Je ne t’ai pas demandé ton consentement, lâcha Ralph
avec dédain. Je suis votre comte, vous êtes mes serfs. Je ne demande pas,
j’ordonne.
— De toute façon, tu n’as pas voix au chapitre,
renchérit Nathan. Sam a plus de vingt et un ans, c’est à lui de décider. »
D’un même mouvement, toutes les têtes se tournèrent vers
l’intéressé.
Quelle serait sa réaction ? S’inquiéta Ralph.
Rêvait-il, comme tant de jeunes gens issus des milieux les plus divers, de
devenir écuyer ? Les écuyers menaient une existence luxueuse et
passionnante au château, comparé à la vie éreintante des paysans. Toutefois, la
médaille avait un revers : les hommes d’armes mouraient jeunes ou bien rentraient
de la guerre estropiés. Et il ne leur restait plus alors qu’à mendier aux
portes des tavernes.
Un simple coup d’œil à Sam suffit à rassurer le comte :
le jeune homme avait un large sourire ; ses yeux étincelaient
d’excitation. Oui, il avait hâte de quitter le village.
« N’y va pas, Sam ! Ne te laisse pas tenter !
S’écria Gwenda, retrouvant enfin la faculté de parler. Epargne à ta mère la
souffrance de te voir éborgné par une flèche, mutilé par l’estoc d’un cavalier
français ou piétiné par les sabots de
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