Un Monde Sans Fin
un garçon du village voisin. Juste pour voir comment c’était.
C’est comme de boire du vin : lumineux, chaud et agréable. Je ne l’ai fait
qu’une fois. Mais si Wulfric me le proposait, je dirais oui tout de suite. Et
aussi souvent qu’il le voudrait !
— Wulfric ? C’est nouveau, ça !
— Si on veut. Je le connais depuis toujours, tu sais.
Quand j’étais petite, il adorait me tirer les cheveux et s’enfuir en courant.
Un jour, vers la Noël, je l’ai bien regardé pendant qu’il entrait dans
l’église. C’était devenu un homme. Pas un gars comme tout le monde, mais un
type magnifique, vraiment. Il avait de la neige dans les cheveux et une sorte
d’écharpe couleur moutarde autour du cou. Il était... comment dire ?
resplendissant.
— Tu l’aimes ? »
Gwenda soupira. Comment exprimer ce qu’elle
ressentait ? C’était bien plus que de l’amour, c’était une obsession. Elle
pensait à Wulfric à toute heure du jour, se demandait comment elle pourrait
vivre sans lui. Elle s’imaginait l’enlevant et le tenant prisonnier dans une
hutte au plus profond de la forêt d’où il ne pourrait jamais s’enfuir.
« Ton expression répond à ma question, dit Caris. Et
lui, il t’aime ? »
Gwenda secoua la tête. « Il ne m’adresse même pas la
parole. J’aimerais tellement qu’il me montre que j’existe pour lui, même en me
tirant les cheveux. Mais il est amoureux d’Annet, la fille de Perkin, cette
grosse vache qui ne pense qu’à elle ! Il l’adore. Leurs pères sont les
deux paysans les plus riches du village. Celui d’Annet élève des poules
pondeuses. Celui de Wulfric possède cinquante acres de terres.
— À t’en croire, c’est sans espoir.
— Qui sait ? En fait, rien n’est jamais désespéré.
Annet peut mourir et Wulfric se rendre compte brusquement qu’il m’a toujours
aimée. Mon père pourrait être nommé comte et lui ordonner de m’épouser. »
Caris sourit. « Tu as raison : rien n’est jamais
désespéré en amour. J’aimerais bien le rencontrer, ce garçon. »
Gwenda se leva. « J’attendais que tu le dises. Allons
essayer de le trouver. »
Elles sortirent dans la rue, leurs chiens sur les talons.
Les trombes d’eau qui s’étaient abattues sur la ville plus tôt dans la semaine
avaient fait place à de courtes averses, et la grand-rue était toujours un
torrent de boue, auquel s’ajoutaient maintenant toutes sortes de déjections
animales, de légumes avariés et d’ordures jetés par les milliers de visiteurs
venus en ville pour la foire.
Tout en pataugeant dans ces flaques répugnantes, Caris
s’enquit de la famille de Gwenda. « Pa veut acheter une vache, parce que
la nôtre est morte, répondit son amie, mais je ne vois pas comment il peut
faire. Il n’a que quelques peaux d’écureuils à vendre.
— Une vache coûte douze shillings, cette année, dit
Caris sur un ton compatissant. Ça fait cent quarante-quatre pennies
d’argent. » Elle calculait toujours de tête. Et le faisait avec une grande
facilité depuis que Buonaventura Caroli lui avait enseigné les chiffres arabes.
« Ces dernières années, c’était grâce à cette vache que
nous passions l’hiver. Surtout les petits. » Ma avait perdu quatre enfants
malgré tout. Gwenda, qui connaissait les affres de la faim, comprenait que
Philémon ait toujours voulu être moine. Être assuré de manger à sa faim chaque
jour de sa vie valait tous les sacrifices ou presque.
« Et ton père, que compte-t-il faire ? demanda
Caris.
— Oh, il trouvera bien une ruse, je ne m’inquiète pas
pour lui, même si une vache n’est pas une babiole que tu glisses subrepticement
dans ta musette. » Mais au fond d’elle-même, Gwenda n’était pas aussi
confiante qu’elle voulait le paraître. Car si son père était malhonnête et
agissait souvent au mépris de la loi, il n’était pas intelligent. Rien ne
garantissait qu’il réussisse son coup, cette fois-ci.
Elles franchirent les portes du prieuré et pénétrèrent sur
le vaste champ de foire. Après six jours de mauvais temps, les commerçants
faisaient grise mine. Leurs marchandises étaient trempées et leurs bénéfices
minimes.
La conversation qu’elle venait d’avoir avec Caris laissait
Gwenda mal à l’aise. Les deux amies évoquaient rarement leur différence de
statut. Chaque fois que Gwenda venait la voir, Caris lui donnait un cadeau,
tantôt un fromage ou un poisson séché,
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