Un Monde Sans Fin
tantôt un coupon de tissu ou un pot de
miel. Gwenda lui en était profondément reconnaissante. Mais rien n’était dit,
excepté un mot de remerciement. Quand son père cherchait à la convaincre de
dérober quelque chose chez son amie, Gwenda rétorquait que c’en serait fini de leur
amitié, alors qu’en étant honnête, elle était assurée de rapporter quelque
chose à la maison deux ou trois fois l’an. Et Pa en convenait.
Gwenda se mit en quête de l’endroit où Perkin vendait ses
poules, certaine d’y trouver sa fille, et Wulfric par voie de conséquence. Le
gros paysan siégeait derrière son étal, obséquieux avec les clients, brutal
avec les autres. Annet faisait sa coquette parmi la foule en souriant sous son
bonnet d’où s’échappaient joliment ses mèches de cheveux. Le lourd plateau d’œufs
qu’elle tenait serré contre elle tirait sur le tissu de sa robe, soulignant le
galbe de ses seins. Comme de juste, Wulfric la suivait pas à pas, archange
égaré sur la terre des hommes.
— C’est lui, là-bas, murmura Gwenda. Le grand avec...
— Inutile de préciser, répondit Caris. Il est si beau
qu’on le mangerait.
— Tu vois ce que je veux dire...
— Il n’est pas un peu jeune, quand même ?
— Il a seize ans, moi dix-huit. Annet aussi en a
dix-huit.
— Bien.
— Je sais ce que tu penses. Qu’il est trop beau pour moi.
— Mais pas du tout.
— Les hommes beaux ne se prennent pas d’amour pour les
femmes laides.
— Tu n’es pas laide...
— Je me suis déjà vue dans une glace, tu sais. » À
ce douloureux souvenir, Gwenda fit la grimace. « En voyant mon grand nez
et mes petits yeux rapprochés, j’ai éclaté en sanglots. Je suis le portrait de
mon père. »
Caris protesta. « Tu as de beaux yeux bruns et un
regard très doux. Et aussi de merveilleux cheveux épais.
— Il est bien plus beau que moi ! »
Wulfric se tenait à proximité, immobile, offrant aux deux
jeunes filles la vue d’un profil parfait. Elles restèrent un moment à l’admirer
en silence. Puis il fit un mouvement. L’autre côté de son visage leur
apparut : tuméfié et tellement boursouflé qu’on ne voyait plus son œil.
Gwenda ne put retenir un cri. Elle courut vers lui.
« Que t’est-il arrivé ? » s’exclama-t-elle.
Il la regarda, interloqué. « Oh, c’est toi,
Gwenda ! Je me suis battu. » Il se détourna, visiblement embarrassé.
« Avec qui ?
— Un écuyer du comte.
— Comme tu dois avoir mal !
— Je vais très bien. Inutile de t’en
faire ! » répondit-il avec impatience, ne comprenant pas son
inquiétude. Peut-être imaginait-il qu’elle se réjouissait de son malheur.
« C’était qui, cet écuyer ? » demanda Caris.
Wulfric la regarda avec intérêt, devinant à sa tenue qu’elle
appartenait à une famille fortunée. « Ralph Fitzgerald, dit-il.
— Oh, le frère de Merthin ! Et vous l’avez
blessé ?
— Je lui ai cassé le nez, répondit-il non sans fierté.
— Et vous n’avez pas été châtié ?
— Une nuit au pilori.
— Pauvre de toi ! s’écria Gwenda avec angoisse.
— Ce n’était pas si terrible. Mon frère s’est assuré
que personne ne venait me faire de misères.
— Quand même...» Gwenda était horrifiée. L’idée d’être
emprisonné de quelque façon que ce soit lui semblait la pire des tortures.
Ayant terminé de servir un client, Annet rejoignit le petit
groupe. « Oh, c’est toi », lança-t-elle froidement à Gwenda. À
l’inverse de Wulfric, elle était consciente de ses sentiments pour lui et la
traitait avec une hostilité mêlée de dédain. « Wulfric s’est battu contre
un écuyer qui m’avait insultée, expliqua-t-elle avec une satisfaction évidente.
Exactement comme les chevaliers des ballades.
— Moi, ça ne me ferait aucun plaisir qu’il se fasse
écrabouiller le visage pour mes beaux yeux ! répliqua Gwenda avec
brusquerie.
— Ne t’inquiète pas. Il y a peu de chances que ça se
produise », riposta Annet avec un sourire triomphant.
À quoi Caris laissa tomber : « Il ne faut jamais
dire « Fontaine »...»
Annet la dévisagea, décontenancée de se voir interrompue par
une inconnue aux si riches atours qui s’affichait en compagnie de Gwenda.
« C’était un plaisir que d’échanger quelques mots avec
vous, gens de Wigleigh. » Sur ces paroles prononcées de sa voix la plus
suave, Caris s’éloigna, entraînant son amie par
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