Un paradis perdu
goélette franche, de cent deux pieds de long, gréée de deux mâts, penchés vers l'arrière – le plus grand mesurait quatre-vingt-seize pieds –, avait battu, au cours d'une régate historique de soixante milles autour de l'île de Wight, quatorze yachts de course anglais.
Pour la première fois, des Américains, membres du New York Yacht Club – le commodore John Cox Stevens, riche armateur sportif, introducteur du cricket aux États-Unis, l'architecte naval James Steers et le skipper Dick Brown –, avaient osé défier les lévriers des mers du Royal Yacht Squadron de Cowes. Humiliation suprême, la régate s'était disputée, dans les eaux britanniques, en présence de la reine Victoria et du prince de Galles !
Ayant remporté la Coupe de Cent Guinées, offerte par le Royal Yacht Squadron, et une aiguière d'argent massif, pesant huit livres, don de la souveraine, ce voilier restait une fierté pour les yachtmen américains mais le symbole d'une défaite amère pour les Anglais, alors persuadés d'être les maîtres incontestés de la navigation de plaisance.
Depuis cette compétition, les membres du Royal Yacht Squadron, en dépit de plusieurs défis sportivement acceptés par les Américains, n'avaient pu rapatrier en Angleterre l'aiguière d'argent, exposée au siège du New York Yacht Club, fondé en 1844.
Parmi les marins et les curieux qui, sur le quai, admiraient la finesse et l'élégance de la coque de l 'America , certains auraient pu reconnaître, mêlés aux badauds, le commandant Colson, Charles Desteyrac et son fils Pacal, ainsi qu'Albert Fouquet. Ce dernier se préparait à rejoindre Ferdinand de Lesseps, enfin officiellement mandaté pour percer l'isthme de Panama, en projet depuis plusieurs années. Les autres, venus accompagner l'ingénieur, regagneraient Soledad à bord de l' Apollo , après un bref séjour à Nassau.
Lewis, toujours attentif au destin des bateaux, fit à ses compagnons le récit de la vie mouvementée de la glorieuse America .
– Après sa victoire de 1851, la goélette fut reçue à New York comme une héroïne, bien que lui manquât l'aigle américain en bois sculpté qui ornait le tableau arrière du voilier. On accusa aussitôt un admirateur anglais d'avoir dérobé cet emblème, lors d'une escale de l' America à Londres 4 .
– Sorte d'hommage, dit Charles.
– Cet exploit nautique agaça si fort mes compatriotes britanniques que l'un d'eux alla jusqu'à prétendre : « Si l' America a été si rapide c'est parce qu'elle possède, caché sous la poupe, un moteur à hélice », rapporta Colson en riant.
Pendant qu'il parlait, des agents de police avaient établi un cordon devant le yacht américain. Comme Charles s'étonnait de ce déploiement de force, Lewis Colson le tira à l'écart pour ne pas être entendu des badauds.
– Les autorités craignent sans doute des incidents, car le propriétaire du yacht se trouve à bord et bon nombre d'anciens planteurs sudistes, maintenant installés aux Bahamas, ne le portent pas dans leur cœur. C'est le général Benjamin Franklin Butler, que les Louisianais appellent toujours le Boucher de New Orleans. Il est vrai qu'il pilla les plantations, fit fondre les cloches des églises et humilia les ladies.
– J'aurais plutôt cru l' America au service des Nordistes, observa Charles.
– Au cours de la guerre de Sécession, le voilier fut successivement au service des deux camps. Après le triomphe de 1851, l 'America eut, pendant une dizaine d'années, plusieurs propriétaires, et quand éclata, en 1861, le conflit entre le Nord et le Sud des États-Unis, le bateau fut convoyé de New York en Georgie par un ancien officier de la Royal Navy, Henri Decie, sympathisant de la cause sudiste. Ce marin fut aussitôt chargé par le gouvernement confédéré de transporter des agents secrets en Europe, des acheteurs d'armes et de fournitures. Il accomplit ces périlleuses missions, car le voilier devait franchir le blocus des ports sudistes, sous pavillon du Royal Victoria Yacht Club sans que l'on sût s'il s'agissait de l'usurpation d'un guidon de plaisance où si l'Amirauté britannique feignait d'ignorer un trafic qu'interdisait la déclaration de neutralité affirmée par la reine Victoria et son gouvernement.
– Nous savons aujourd'hui à quoi nous en tenir sur ce que fut cette neutralité, dit Desteyrac.
Négligeant l'interruption, Lewis reprit
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