Un paradis perdu
l'héritier mais s'expliquait aussi par la crainte d'un soudain vertige, malaise de plus en plus fréquent.
Il présida la réception sans quitter un fauteuil à haut dossier, auquel il s'appuyait entre deux entretiens avec ceux et celles venus le saluer, tel un souverain sur son trône. Joues défaillantes, teint jaune, lèvres pâles, il n'avait cependant rien perdu de sa vivacité d'esprit ; son regard, où se lisaient aussi bien l'ironie, la courtoisie mondaine, l'impatience, que l'intérêt sincère, restait ferme et assuré.
C'est au lendemain de cette journée éprouvante que lord Simon entreprit Pacal, à l'heure du porto et du cigare.
– Avant que tu ne partes pour Nassau jouer au polo, il y a de cela quelques mois, je m'étais promis de te parler d'une affaire qui me tient à cœur. Comme je crois n'en avoir plus pour longtemps à traîner ma vieille carcasse sur cette terre, je dois le faire maintenant…
– Je vous écoute, bien qu'Uncle Dave estime votre carcasse encore solide, dit Pacal.
– La sinistre visiteuse est dans l'antichambre, il le sait comme moi, tu le sais aussi bien que nous, mais là n'est pas la question. Je veux aborder avec toi le chapitre du mariage.
– Rien ne presse, je vous assure.
– Tu dois penser à la postérité des Cornfield et j'aurais voulu te voir marié avant de partir. J'aime autant que la petite Anacona soit entrée au couvent. Tu aurais été capable de l'épouser par pitié et parce qu'elle avait de belles fesses qu'elle remuait agréablement.
– Ça ne m'était pas venu à l'idée, je vous assure.
– Ce n'est pas à Nassau, où tu vas « contenter la bête » comme disent nos marins, que tu trouveras une épouse. Une Anglaise t'irait mieux. Où en es-tu avec la petite Kelscott, rencontrée à Epsom et à Belgravia ? Vous correspondez ?
– Jane m'écrit des lettres intelligentes et je lui réponds ponctuellement. Nous échangeons des titres de livres et des partitions musicales. Par elle, je sais tout de la vie mondaine et artistique de Londres, car elle imagine que nous vivons au milieu et comme des sauvages. Je la crois bêtement amoureuse de moi mais, par bonne éducation, très attentive à ne pas le laisser paraître. Mais, grand-père, je n'ai nulle envie de me marier, ni avec Jane Kelscott ni avec une autre demoiselle, anglaise ou non.
– Pourquoi ça ?
– Parce que, depuis mon aventure avec Viola, je me méfie des femmes, de toutes les femmes.
– Alors, tu devrais te méfier de Liz Ferguson.
– Vous êtes au courant ! Mais il ne s'est rien passé entre nous. Les journaux de Nassau ayant rapporté la mort tragique de lady Lamia, Liz Ferguson m'a envoyé une très belle lettre de condoléances. C'est tout. Et puis, elle est mariée.
– Mal mariée, aussi peu mariée que possible, mariée pour la galerie. Même si elle était libre, ce ne serait pas une femme pour toi. Elle est née Horney ; son père est un ancien planteur esclavagiste de Virginie, qui fut officier supérieur dans l'armée sudiste. Ces gens sont arrivés ici en 1865, avec leurs nègres, et ont acheté des terres à Eleuthera, où ils cultivent, avec grand succès, des primeurs. Il y a deux ans Frederik Horney, le frère de Liz Ferguson, a ouvert un bureau de change à Nassau. Il gagne beaucoup d'argent avec les touristes. Je suis sûr qu'ils regrettent tous le temps de l'esclavage, pesta lord Simon.
– Je sais faire la différence entre le sexe et les sentiments. Pour satisfaire aux exigences du premier, pas besoin d'engager les seconds.
– Mais alors ? Comment vois-tu l'avenir ? demanda lord Simon.
– Je me satisferai des amours saisonnières.
Des filles du printemps, décors de bonbonnières,
Des femmes de l'été, dorées par le soleil,
Des dames de l'automne, fleurant la pêche mûre,
Des ladies de l'hiver, brûlant sous leur fourrure,
Sans attendre d'aucune le bonheur au réveil,
récita Pacal.
– Qui a écrit ça ?
– Votre petit-fils. La poésie me libère, comme la musique, dit Pacal.
– Serais-tu poète ?
– À mon âge, tous les jeunes hommes qui rêvent d'une sylphide sont poètes, grand-père.
– Pas possible ! Les femmes se chargent plus tard de leur faire passer le goût des vers… qui sont dans le fruit défendu, conclut lord Simon en riant.
Finalement, il ne lui déplaisait pas que Pacal fût
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