Un paradis perdu
« Il faut que je tienne jusqu'au retour de ton père et d'Ottilia », puis quand, en mars, le couple eut regagné Soledad, il émit l'espoir de célébrer une fois encore, en mai, l'anniversaire de Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria.
Il prit plaisir aux cadeaux rapportés par Ottilia : une lunette astronomique « pour vous rapprocher de la Croix du Sud », et des eaux de toilette au lys, à la violette et à l'œillet de Penhaligon, fournisseur du prince de Galles.
Deux mois plus tôt, dans une lettre à son fils, Charles Desteyrac avait révélé qu'il s'était fort opportunément rendu à Paris pour une visite à sa mère, qu'il savait grabataire. Il avait eu le triste privilège de recueillir le dernier soupir de celle dont il n'avait jamais apprécié le remariage. Lord Simon voulut tout savoir des derniers moments de Mme de Saint-Forin comme si l'entrée dans la mort d'une femme qu'il n'avait jamais vue était un enseignement profitable à qui sait ses jours comptés.
– D'après les religieuses chez qui ma mère s'était retirée depuis longtemps, elle s'était préparée à la mort en chrétienne convaincue, comme qui s'apprête pour un exil que sa foi lui permettait sans doute d'imaginer heureux.
– Chacun fait son bagage comme il l'entend. Mais le mieux est de ne pas s'encombrer d'illusions sur l'au-delà, commenta Simon.
– Les illusions se concrétisent parfois. Ainsi, à l'heure de sa mort, ma mère considéra ma présence, au côté de mon demi-frère Octave, comme l'ultime grâce attendue et accordée par Dieu, puisqu'Il l'avait maintenue en vie jusqu'à l'arrivée de ses fils, dit Charles.
– Un destin contrariant peut faire manquer un tel rendez-vous, dit lord Simon.
Au lendemain de cette conversation, le maître de Soledad dut renoncer à se rendre à Nassau pour assister à la réception du nouveau gouverneur des Bahamas. Sir H.A. Blake, récemment arrivé avec sa femme Olive, ses deux fils Arthur et Morris, et son secrétaire particulier, R.H.W Woodward, remplaçait sir Charles Lees, nommé gouverneur d'Antigua, autre colonie britannique des Antilles. The Nassau Guardian annonçait en même temps que l'ancien gouverneur des Bahamas, sir William Robinson, qui n'avait pas laissé que de bons souvenirs dans l'archipel, revenait à Nassau, à titre privé, pour épouser Felicia Ida Helen Rattray.
– Elle passait pour sa maîtresse quand il était en fonction, entre 1874 et 1880, Il ne fait donc que régulariser, commenta Simon Leonard que ce genre de nouvelle émoustillait.
L'arrivée du printemps coïncida avec une brusque aggravation de l'état de santé du lord. Il dut renoncer aux promenades et se résigna à passer ses après-midi sur la galerie, dans un fauteuil. Le soir où, après un semblant de repas, il trouva un goût de paille humide à un premier cigare, rejeta le second parce qu'il sentait la résine, refusa de tâter d'un troisième et ne but qu'une gorgée de porto, Pacal comprit que son grand-père n'était plus de force à lutter contre la maladie. Dès que le vieillard, accompagné par Pibia, eut, plus tôt que d'habitude, gagné sa chambre, il envoya chercher le docteur Weston Clarke, Uncle Dave habitant le village des artisans à une demi-heure de Cornfield Manor.
Le valet revint porteur d'excuses. Le médecin était au chevet de Margaret Russell, qui avait fait une chute dans l'escalier de sa maison. Il ne pouvait quitter la blessée, son cas étant plus que sérieux.
Pacal se résigna à attendre l'arrivée d'Uncle Dave qui, chaque jour en fin de matinée, rendait visite à son vieil ami.
– Comment le trouvez-vous ? demanda-t-il, pendant que Pibia faisait la barbe de son maître, avant de l'aider à s'habiller.
– Mal, assez mal. L'ictère s'est affirmé. La bile passe dans le sang, son pouls est ralenti, fuyant, et je note une légère fièvre. Ce sont les signes d'une évolution qui s'accélère. Mon petit, si la fièvre monte, il faut nous attendre à une hémorragie, peut-être cérébrale.
– Et encore ?
– À un coma, dont on ne sort pas, dit Kermor avec un soupir.
– Il voulait tenir jusqu'au 24 mai, jour anniversaire de la reine. Vous savez l'importance qu'il attache à cette célébration, dit Pacal.
– Je sais, j'ai toujours su, nous le savons tous capable d'étonnants sursauts. Mais cette fois, mon garçon, ce n'est pas lui qui décide.
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