Un paradis perdu

aux intimes qu'il allait épouser Susan Buchanan avant la fin de l'année. Tous les convives applaudirent sauf Dorothy Weston Clarke, déçue de constater que Maguy Metaz O'Brien n'eût pas tenu compte du portrait qu'elle avait fait du fils, fort dissipé, d'Ounca Lou, l'Arawak, et de Charles Desteyrac, le Français.
     
    Uncle Dave, confident depuis toujours du petit-fils de son ami Simon, savait que Pacal ne faisait pas un mariage d'amour. Vieux célibataire libertin, il reconnut qu'il s'agissait, pour le lord, héritier de l'empire Cornfield d'une « obligation dynastique ». Aussi, à l'heure du porto et du cigare, tira-t-il Pacal dans l'embrasure d'une fenêtre.
     
    – « En venir, de but en blanc, à l'union conjugale, ne faire l'amour qu'en faisant le contrat de mariage, et prendre justement le roman par la queue, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé 5  », dit-il, citant Molière avec un regard malicieux.
     
    – Mais, Uncle Dave, « l'hymen ne ferme pas la porte à la fleurette 6  », répliqua lord Pacal, citant le même auteur, sur le même ton.
     
    Le vieil homme et le jeune lord choquèrent leurs verres en riant.
     
    1 Zone qui s'étend sur cent quarante milles de long et dix à quarante milles de large, entre Andros Island et la Floride. Ce serait encore le plus grand gisement d'éponges du monde.
     
    2 Ernest Hemingway y résida entre 1935 et 1937. C'est aux Bimini Islands qu'il situa et aurait écrit son roman le Vieil Homme et la mer .
     
    3 Le pasteur Martin Luther King aimait à s'asseoir près de cette source pour préparer ses sermons. L'actrice Judy Garland y vint aussi plusieurs fois.
     
    4 D'après les derniers examens scientifiques, ces blocs ne seraient que vestiges du lest des galions espagnols, naufragés près des Bimini Islands.
     
    5 Les Précieuses ridicules , acte I, scène 4.
     
    6 Le Dépit amoureux , acte III, scène 9.
     

TROISIÈME ÉPOQUE
     
    Le Temps des Américains
     

1.
     
    Les fiançailles – et, partant, le mariage – de lord Pacal Desteyrac-Cornfield avec Susan Buchanan Metaz O'Brien furent, à deux reprises, retardées.
     
    Une première fois, à l'automne 1888, à cause des ouragans qui, en septembre, firent d'énormes dégâts aux Bahamas. Si Soledad ne souffrit que de légers dommages, les îles du sud-ouest de l'archipel, proches de Cuba, comme Crooked, Acklins et Ragged, furent en partie dévastées. Dès que l'Océan redevint navigable à moindre danger, Pacal se rendit à Crooked Island où il possédait une exploitation de cascarille 1 , dont les Cornfield vendaient l'écorce odorante à un distillateur milanais, Gaspare Campari. Cette écorce servait à aromatiser le bitter que l'Italien fabriquait depuis 1862. Charles Desteyrac avait accompagné son fils à Crooked car il s'intéressait à la remise en état du phare construit en 1876, dont l'ouragan avait détérioré la lanterne.
     
    Un nouvel ajournement, début décembre, fut motivé par un deuil. La seconde épouse d'Arnold Buchanan, marâtre de Susan, venait de succomber à une fièvre puerpérale. Son septième enfant était mort-né. La durée du deuil exigeait que l'on reportât à mars ou avril 1889 les noces de la jeune fille et du Bahamien. Il fut décidé, d'un commun accord, de supprimer la cérémonie des fiançailles, plus mondaine que liturgique, les promesses de mariage étant depuis longtemps confirmées.
     
    Vint enfin le jour de printemps 1889 où, en début d'après-midi, le Phoenix II s'amarra, dans le port de Boston, au quai privé de l'entreprise Buchanan Metaz O'Brien.
     
    Susan, accompagnée de sa tante Fanny, avait tenu à venir accueillir son fiancé, et ce fut avec des larmes d'émotion, oubliant convenances et inhibitions puritaines, qu'elle se jeta dans ses bras en murmurant, la gorge nouée : « Enfin, vous voilà ! » Elle se fût montrée moins expansive devant tout autre que Fanny, sa confidente privilégiée depuis le séjour à Soledad.
     
    Pacal trouva Susan appétissante comme une brioche meringuée. Dans un manteau crème, à col de velours châtaigne, coiffée d'un minuscule chapeau bergère, orné d'une houppe de dentelle, planté sur le front et laissant libre la cascade de ses cheveux blonds, elle offrait avec innocence l'attrait sensuel d'une beauté épanouie.
     
    Comme les fiancés entamaient une conversation, pendant que débarquaient Charles Desteyrac, lady Ottilia, le pasteur Russell et les autres