Un paradis perdu
évoqua la situation cubaine. La Floride regorgeait de Cubains qui, entre deux échauffourées contre les Espagnols, venaient soigner leurs blessures et refaire leurs forces chez les cigariers de Key West ou de Tampa, à moins de trente heures de bateau de leur île. Andrew Cunnings et Fanny, qui employaient des émigrés cubains dans leurs entreprises et entretenaient des contacts avec les hommes d'affaires et banquiers de Boston et de New York, évaluaient justement la situation.
– Nul doute que les États-Unis soient prêts à voler au secours des révolutionnaires cubains. Depuis des mois, les sympathies de la presse vont aux insurgés, non pas seulement par amour de la démocratie, mais parce que l'intérêt le commande. On estime à quarante millions de dollars, les capitaux américains investis à Cuba, dans les plantations, les chemins de fer, les sociétés civiles et financières. Les échanges commerciaux, entre Cuba et les États-Unis, dépassent, chaque année, cent millions de dollars. Grover Cleveland s'en était déjà inquiété, dans son dernier message annuel, le 7 décembre 1896 : « Cuba est si près de nous qu'elle est à peine séparée de notre territoire. Les intérêts pécuniaires que nous y avons ne le cèdent qu'à ceux du peuple et de l'État espagnol. Outre ce grand enjeu pécuniaire, les États-Unis se trouvent impliqués dans le conflit cubain, d'une autre façon, à la fois vexatoire et coûteuse. » Et il avait prévenu : « Les États-Unis ne conserveront pas longtemps une attitude passive. » Si les intérêts américains sont menacés, nous devons nous attendre à une intervention à Cuba, compléta Andrew.
En regagnant Soledad, en janvier 1898, Pacal eut confirmation des craintes exprimées par son ami Cunnings. Il trouva, dans son courrier, une lettre qui lui rappela sa prime enfance. Varina, la Sudiste, devenue l'épouse du señor Elíseo García Padilla, planteur à Cuba et propriétaire de deux sucreries, demandait asile pour elle et son mari.
« Cher lord Pacal, la dernière fois que nous nous sommes vus, vous étiez un enfant de six ou sept ans. Votre grand-père, lord Simon, cousin de mon premier mari, Bertie III Cornfield, planteur à Charleston, qui fut tué par les Yankees pendant la guerre civile, m'avait accueillie à Soledad, pour m'éloigner des combats.
» Depuis, peut-être le savez-vous, j'ai épousé un noble espagnol, Elíseo García Padilla, qui s'est compromis, aux yeux de ses compatriotes et des autorités coloniales, en soutenant de ses deniers le mouvement révolutionnaire Cuba Libre. Votre feu père et son ami, sir Malcolm Murray, lui aussi décédé, savaient tout cela.
» Aujourd'hui, alors que ceux qui luttent, depuis des années, pour l'indépendance de Cuba, sont en passe de réussir, mon mari s'est séparé d'eux. Don Elíseo est déçu. Les paysans mulâtres, les journaliers noirs et les créoles, pleins de bons sentiments, qu'il a aidés à ses risques et périls, par amour de la justice et de la liberté, commettent des crimes inutiles, où la vengeance et le pillage ont plus de part que le patriotisme. La façon dont leurs chefs conduisent la guérilla, pour accéder au pouvoir, lui déplaît.
» Mon mari ignore ce qu'il adviendra de nos propriétés, quand la plèbe cubaine gouvernera l'île. Don Elíseo pourrait aussi être arrêté par les Espagnols, si bien que le voilà placé, et moi avec lui, dans une alternative dangereuse. Aussi, je vous demande si, comme autrefois lord Simon, vous accepteriez de nous accueillir, pour un séjour provisoire à Soledad. Mon mari a transféré tous ses avoirs au Canada, où nous nous installerons sans doute un jour.
» De votre bienveillance, nous n'attendons que la sécurité et un toit, au prix que vous fixerez. Je suis une vieille dame, encore alerte, et je veux tout faire pour aider le seul homme qui m'ait rendu la vie heureuse. Varina García Padilla. »
De cette Varina, divorcée, puis veuve de Bertie III Cornfield, l'esclavagiste, Pacal conservait un souvenir flou : celui d'une femme tendre, un peu trop caressante et parfumée. Ses baisers lui laissaient, sur la joue, de déplaisantes empreintes rouges. Elle devait avoir dépassé la soixantaine et méritait qu'on s'intéressât à son sort et à celui de son mari, honnête et libéral. Pacal, persuadé que son grand-père n'eût pas hésité à offrir un refuge à ce couple, dicta aussitôt
Weitere Kostenlose Bücher