Un paradis perdu
concluait cependant son court rapport par ces mots : « L'opinion publique, pour se prononcer, fera bien d'attendre jusqu'à plus ample information. »
Dans une lettre à Pacal, Thomas Artcliff donna, quelques jours plus tard, le ton de l'opinion populaire américaine.
« Depuis l'affaire de Fort Sumter, qui, en 1861, alluma la guerre entre les États du Sud et du Nord, jamais nous n'avons connu un tel sentiment d'épouvante et d'indignation. Même si le président McKinley répond, à ceux qui crient « Remember the Maine » et veulent une entrée en guerre immédiate contre l'Espagne, que nous devons rester sobres et réservés dans nos jugements, jusqu'à l'arrivée des rapports circonstanciés des experts ; même si la reine-régente d'Espagne a adressé, à notre gouvernement, l'expression de ses sentiments personnels d'horreur et de regret, républicains et démocrates sont prêts à punir les Espagnols, pour une agression qu'ils n'ont peut-être pas commise. »
La commission d'enquête navale, nommée par le président McKinley et présidée par le capitaine William T. Sampson, ne rendit son rapport au ministre de la Marine que le 21 mars. Les experts américains concluaient que le Maine avait été détruit du dehors, apparemment par une mine flottante sous-marine. Ils apportaient pour preuve de leur assertion « que les plaques de la cuirasse du Maine avaient été repoussées vers l'intérieur du navire ». Et ils précisaient encore que « le contraire serait arrivé si l'explosion avait été interne ».
La commission d'enquête espagnole, s'appuyant, elle aussi, sur un examen de la coque et les déclarations de marins du Maine rescapés, soutint que l'explosion s'était produite à l'intérieur du navire 13 . De cette controverse allait inévitablement naître une guerre, réclamée par ceux qui voyaient dans la destruction du cuirassé « la plus odieuse hécatombe de marins perpétrée par des barbares ».
C'est à bord de la malle de la Ward Line, assurant, chaque mois, la liaison New York-La Havane, avec escale à Nassau, qu'Elíseo García Padilla et son épouse arrivèrent, en avril, aux Bahamas. Lord Pacal, soucieux d'assurer aux réfugiés une fin de voyage rapide et confortable, se rendit à leur rencontre, à Nassau, à bord du Lady Ounca .
À soixante-quatre ans, la señora Varina García Padilla avait oublié son passé de Sudiste américaine. Elle n'avait, en revanche, rien perdu de sa pétulance et de son goût pour les toilettes colorées et voyantes. Dodue, vive, sans une ride, elle sauta au cou de Pacal en usant des superlatifs les plus emphatiques, pour le remercier de l'asile accordé. « Cette femme est toujours overdressed et impétueuse », disait autrefois lord Simon. Ce fut aussi le sentiment de lord Pacal en baisant la main de Varina, dont la chevelure, d'un blond immuable, devait tout à la teinture. Don Elíseo, long et mince, visage osseux, regard d'azur, nez fin et busqué, au contraire de sa femme, ne cachait pas ses cheveux blancs. Le Bahamien reconnut, chez cet aristocrate d'origine madrilène, la distinction et l'élégance sans apprêt du grand d'Espagne. Don Elíseo s'exprimait volontiers en anglais et en français, avec un léger accent espagnol, qui ajoutait au charme d'une voix de baryton.
Le train des arrivants étonna John Maitland et l'équipage du Lady Ounca . Non seulement, le couple apportait un monceau de bagages, cantines, malles cabines, valises, portemanteaux, boîtes à chapeaux, mais il était accompagné de cinq domestiques mulâtres, gouvernés par un majordome espagnol. Cuisinier, valet, femme de chambre, lingère et cocher confièrent aux marins qu'ils étaient, eux aussi, bien aises de quitter leur île, où les honnêtes gens n'avaient plus leur place, entre la soldatesque et les révolutionnaires.
– On peut se faire tuer, sans savoir pourquoi, sans savoir par qui, sans savoir comment, confia le majordome au quartier-maître de service.
Une semaine plus tard, les Padilla étaient installés à Malcolm House, que Pacal avait vidée des meubles, objets, œuvres d'art et tableaux, héritage de son père et d'Ottilia. Dès lors, les réceptions et dîners à Cornfield Manor furent plus fréquents, lord Pacal estimant devoir aux réfugiés quelques distractions mondaines, pour adoucir la mélancolie de l'exil. Il fut satisfait de trouver en don Elíseo un compagnon pour ses chevauchées
Weitere Kostenlose Bücher