Un paradis perdu
étranger ». Vêtue d'une longue robe de soie noire, col et manchettes ornés de fine dentelle, elle apparut à Charles comme la veuve du général de Saint-Forin, de qui un portrait en grand uniforme décorait la chambre, non comme la veuve d'Alexandre Desteyrac, son père, tué pendant la révolution de 1830. Cette vieille dame offrait, elle aussi, à ses yeux « un air étranger ».
Examinée des pieds à la tête par le face-à-main de sa belle-mère, Ottilia parut plaire. D'abord, parce qu'elle était fille de lord. Ensuite parce quelle confirma avoir été présentée à la reine Victoria, ce dont s'était enquis avec curiosité Mme de Saint-Forin. Cela valut à Otti des compliments pour sa distinction et son élégance de bon ton, avant que la dame ne daigne se tourner vers Pacal. Elle considéra la haute taille, le teint mat, les yeux légèrement bridés et les cheveux noirs et lisses de ce petit-fils, né d'une Indienne, avant de lui tendre une main sèche, sur laquelle il s'inclina avec respect.
– Voici donc mon seul petit-fils, dit-elle, laissant percer un vague reproche.
– Mon demi-frère Octave peut vous en donner d'autres, observa Charles.
– Octave ne veut pas entendre parler mariage. Il ne vit qu'entouré de ses jeunes officiers, comme lui célibataires obstinés. Ce jeune homme est donc mon seul petit-fils, répéta-t-elle en désignant Pacal avec un soupir.
Elle regrettait que cette lady Ottilia, de si bon lignage et de peau si blanche, ne lui eût pas donné d'autres descendants. Le regard bleu limpide et froid de Pacal, demi-Indien, la mettait mal à l'aise.
La cloche, qui appelait les religieuses et leurs pensionnaires à la prière de l'Angélus, mit fin à l'entretien. Ce fut pour tous le soulagement ressenti quand, politesse étant faite, on ne sait plus que dire.
Au cours du voyage qu'ils firent en France, Charles tint à conduire son fils et Ottilia à Esteyrac, en Auvergne, berceau de sa famille paternelle. Lors d'une étape à l'hôtel de la Poste, à Issoire, il prévint sa femme et Pacal.
– Ne vous attendez pas à voir un château, comme ceux que nous avons visités dans le Val de Loire. Esteyrac n'est ni Chambord ni Amboise et doit plutôt ressembler à une gentilhommière à demi ruinée. J'ai le vague souvenir d'une grande bâtisse grise, cachée par un rideau d'arbres. Je devais avoir quatre ou cinq ans quand je la vis pour la première et dernière fois.
– Vous n'étiez jamais venu à Esteyrac ? s'étonna Otti.
– Non. Mon père n'avait plus aucune attache en Auvergne. Avec ses parents, il avait toujours vécu à Paris, où il avait fait ses études de médecine. Quatre ans après sa mort, survenue dans les circonstances que je vous ai déjà rapportées, des amis républicains, au côté desquels mon père s'était battu en 1830, se cotisèrent pour payer l'exhumation et le transport de ses restes jusqu'au caveau familial d'Esteyrac. Car, après avoir vendu ses bijoux et sa garde-robe, ma mère n'avait plus un sous vaillant. Je garde un plus vif souvenir du voyage de Paris en Auvergne, dans une patache, que d'une demeure qui, lors de l'établissement des municipalités rurales, en 1788, avait été abandonnée par la famille.
– Grand-mère m'a dit que vous aviez habité en Auvergne, observa Pacal.
– À Paris, nous vivions plus que chichement et c'est par pitié qu'une tante aisée de mon père nous retint à Issoire, après les tardives funérailles de mon père. Ma mère devint dame de compagnie de cette femme. C'est à l'occasion de grandes manœuvres militaires que ta grand-mère rencontra son second mari, le colonel de Saint-Forin, de qui tu as vu le portrait dans sa chambre. Quand ma mère retourna à Paris avec le colonel, je fus mis en pension chez des paysans de la région et envoyé à l'école du village, puis dans un collège d'Issoire, tenu par les jésuites. J'ai su, étant adolescent, que « le château », comme on disait dans le pays, avait été, depuis longtemps, transformé en ferme.
Ce préambule, destiné à prévenir la déception de Pacal et d'Ottilia, se révéla d'une absolue sincérité.
Au bout de l'unique rue poussiéreuse, parsemée de bouse de vache, d'un village sans caractère, ils découvrirent une prairie galeuse, ombragée de chênes, sur laquelle se tenaient, suivant les saisons, marchés et fêtes foraines. Une allée la coupait, au bout de
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