Un vent d'acier
plate-forme, on avait ménagé une pente qui conduisait le sang et l’eau servant au lavage de la machine dans une profonde fosse, ils s’y perdaient parmi les sables du sous-sol. Ici, se trouvaient peu de curieux : quelques sans-culottes du voisinage ou des badauds attirés par la nouveauté du spectacle dans leur quartier. Il y avait aussi, en habit laïc, un de ces prêtres romains qui suivaient les charrettes pour donner clandestinement, de loin, l’absolution aux condamnés puis pour réciter à leur intention les prières des morts.
Pour Léonarde, c’eût été un réconfort que de se savoir guidée ainsi vers le sein de Dieu, mais elle ne voyait rien, hormis la guillotine. Cette apparition rouge, maigre, avec le couteau qui luisait, happant son regard l’avait tirée de sa léthargie pour la plonger dans une espèce d’hypnose. Le souffle rauque, les lèvres ouvertes, les yeux agrandis, elle regardait les premières victimes gravir les marches, basculer avec la planche, le couperet s’abattre en lançant un éclair puis remonter lentement, vermeil. Elle était comme tétanisée, toute faculté, toute impulsion bloquée dans ce transport d’épouvante. Quand les aides du bourreau la saisirent, elle ne bougea pas plus qu’une statue. Ils avaient l’habitude de ces paralysies nerveuses. Ils l’enlevèrent pour lui faire franchir les degrés et ne la relâchèrent qu’attachée à la bascule par les sangles. Mais alors le contact gluant, l’odeur du sang réveillèrent ses sens. Au moment où le haut de la lunette se rabattait sur sa nuque, elle poussa un hurlement que trancha le vent d’acier.
Au-dessus de la place, dans la douceur du soir les martinets menaient leurs rondes sifflantes. Les badauds se dispersaient. Les valets chargèrent les cadavres dans les nouveaux tombereaux, bas sur roues pour faciliter la besogne, et doublés d’une feuille de plomb pour prévenir les suintements. La municipalité ne voulait plus de traces sur le chemin. L’échafaud, la Louisette furent lavés. Sanson démonta le couperet, le renferma dans son étui.
Alors seulement, le crépuscule et le silence venus, le funèbre cortège partit vers le lieu de l’inhumation. Les gendarmes veillaient à ce que nul curieux, nul parent des suppliciés, ne suivît ou ne pût voir où l’on allait. Il s’agissait non seulement d’empêcher la perpétuation du souvenir, mais surtout d’éviter des protestations semblables à celles de la section Mont-Blanc. Toutes, par crainte d’exhalaisons dangereuses, s’opposant à l’ouverture de cimetières sur leur territoire, il fallait en tenir secret l’emplacement.
Contournant le pavillon sud de la barrière, les tombereaux rouges prirent au long du mur d’enceinte, par un chemin mal distinct, sableux, creusé d’ornières. Les chevaux peinaient à tirer les lourds véhicules qui s’engravaient. Ils parvinrent néanmoins, au bout d’environ deux cents toises, dans l’avenue de Saint-Mandé, obscure sous ses arbres, puis tournèrent à gauche, à travers champs et vignes, pour gagner l’ancien village de Picpus, englobé dans Paris par les Fermiers généraux. Formé principalement de couvents, de maisons religieuses, vidés par la Révolution et devenus biens nationaux, il était en partie désert.
Le cortège s’arrêta devant l’enclos des Chanoinesses. On avait percé dans le mur une brèche munie maintenant d’une porte charretière à robuste serrure. Derrière, séparé par une palissade en planches du reste du jardin dont les frondaisons sombres se détachaient sur le ciel laiteux, s’étendait à peu près un arpent de terrain où rien ne subsistait plus. Les plants de vigne, les pommes de terre et autres légumes avaient été arrachés, les arbres fruitiers débités en rondins. Dans l’angle sud-est, un vaste plancher recouvrait une fosse de vingt pieds de profondeur, auprès de laquelle s’arrêtèrent les voitures. La porte verrouillée, on alluma des feux où l’on jetait de la sauge, du thym, du genièvre, pour combattre l’atroce odeur qui s’exhala quand les trappes ménagées dans le plancher furent ouvertes. À la lueur des flammes et de lanternes, les valets et les fossoyeurs tiraient des tombereaux les têtes, les corps mutilés, les dépouillaient, entassaient les vêtements sanglants. Ils iraient d’abord à la rivière puis à l’hospice du Tribunal révolutionnaire pour être distribués aux nécessiteux. Les scribes, qui
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