Un vent d'acier
lieues, ils ne seront nulle part assez forts pour nous enfoncer. Nous avons, cette fois, des redoutes, une artillerie nombreuse et une grosse réserve. Je suis sans inquiétude.
— Tu parles avec raison de ta tête, mon ami. Tu peux compter que si nous ne sommes pas vainqueurs, ce diable de Saint-Just nous expédiera tout droit à la guillotine. D’une façon ou d’une autre, il faut vaincre ou mourir. »
Soudain, donnant raison à Bernard, le canon se mit à tonner sur tout le front. Les deux généraux s’avancèrent jusqu’à Heppignies. Là, au milieu des divisions Championnet, ils virent dans la lumière cendrée du matin les colonnes autrichiennes, avec leurs drapeaux blancs bordés de jaune, de rouge et de noir, timbrés de l’aigle noir, s’avancer parmi les prés et les champs de blé, sur la faible pente. Les boulets creusaient des sillons dans les files, mais elles se resserraient mécaniquement et continuaient à monter au son du tambour, soutenues par leurs batteries vivement installées. Boulets et obus tombaient aussi sur les lignes françaises.
C’était le moment le plus éprouvant, l’infanterie devait attendre, immobile, l’arme au pied, que les assaillants fussent à portée de fusil. Mais les réquisitionnaires n’en étaient plus à leur premier combat. Ils faisaient bonne contenance, amalgamés aux vieux régiments avec lesquels on les avait fondus. Bientôt, dans les bataillons de la première ligne, les commandements retentirent, hurlés dans le vacarme de l’artillerie : « Portez vos armes… Apprêtez vos armes… Joue… Redressez…» et les feux de compagnie éclatèrent.
« La charge », ordonna Jourdan qui ne voulait pas laisser les Impériaux prendre pied dans les lignes. « À la baïonnette, mes amis ! » cria-t-il en se dressant sur ses étriers, sabre brandi. « Vive la République ! Vive la nation ! »
Le cheval de Bernard se cabra, fouetté par le jet de terre et de cailloux qu’un boulet venait de produire. D’une poussée sur l’avant-main, Bernard rabattit l’animal, puis : « Tiens-toi à Ransart pour faire la liaison, dit-il à Malinvaud. Je vais voir l’aile gauche. » Jourdan, Saint-Just et Le Bas suffisaient à s’occuper du centre et de la droite. Il fallait savoir comment allaient les choses sur la gauche de Charleroi.
Elles allaient mal. En fortes colonnes, les coalisés avaient, dans leur premier élan, replié en arrière de Forchies les divisions françaises. Ils les poussaient, à travers les bois de Monceau vers Marchienne-au-Pont, menaçant de franchir ici la Sambre et de prendre Charleroi par-derrière. Kléber, accouru de Courcelles avec la réserve de son corps d’armée, s’efforçait d’enrayer cette retraite. Bernard le trouva sur les éminences à l’est de la ville, expédiant bataillon sur bataillon dans le flanc de l’attaque adverse, pour la disloquer. Kléber était un intrépide soldat, un magnifique général, mais lui non plus ne songeait pas assez à utiliser en masse l’artillerie. Bernard lui en fit couronner les hauteurs. Au moment où les Autrichiens et les Anglo-Bataves se croyaient victorieux, un déluge de fonte tomba sur leurs têtes de colonnes, les anéantit, pilonna les divisions qui suivaient, les contraignit à rentrer dans le bois de Monceau puis d’en sortir plus vite encore pour fuir la pluie des branches ajoutée à la pluie de fer. Alors une charge à la baïonnette des colonnes françaises reformées et conduites par Kléber et Bernard, les cueillit, les rejeta au-delà de Forchies.
Laissant à Kléber et à Montaigu avec son aile gauche le soin de les poursuivre, Bernard, avec ses officiers, retourna vers le centre. À Courcelles, tout se passait fort bien. On voyait les tirailleurs et les canons légers du second corps de Montaigu, avec l’appui des batteries divisionnaires établies dans leurs gabionnages de part et d’autre du hameau, progresser dans les pâtures semées de quelques morts français et de nombreux cadavres autrichiens, hollandais et anglais en habit rouge.
Il était midi. « Citoyens », déclara Bernard, assez content de la façon dont se déroulait la bataille, « nous pourrions laisser souffler nos bêtes et nous mettre à table, si le cœur vous en dit ». Ils se mirent à table le plus simplement du monde, assis par terre à l’ombre d’un chêne épargné par la canonnade, et mangèrent les provisions sorties de leur sac d’arçon.
Moins
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