Un vent d'acier
champs incendiés, boqueteaux fracassés, prairies jonchées de cadavres, de débris, de chevaux morts ou mourants, avec les écorchures brunes des boulets dans l’herbe, des flaques de sang sur la route blanche. De chaque côté, les corps se reformaient pour reprendre le combat. Bernard reconstituait une réserve avec les deux divisions de Morlot demeurées autour de Gosselies. Si l’on n’avait pas encore gagné la bataille, du moins remportait-on l’avantage. Partout, les troupes se trouvaient en avant de leurs positions du matin, et prêtes à se lancer à leur tour sur les coalisés. Le soleil commençait de descendre sur l’horizon, il ne restait plus guère que quatre heures de jour, il n’en fallait plus perdre une minute. Jourdan donnait l’ordre d’attaquer, lorsque des aides de camp accoururent, fébriles et joyeux, annonçant :
« Citoyen général, l’ennemi se retire ! »
Bernard déplia sa lunette. Effectivement, on voyait d’ici, sur la route de Frasnes, à gauche, sur celle de Saint-Amand, à droite, des divisions adverses, formées en colonnes, s’éloigner lentement du champ de bataille. Seule, une forte arrière-garde tenait encore la ligne. À son tour, elle se fragmenta pour faire mouvement. Un message des aérostiers confirma la victoire : sur tous les points, l’armée des tyrans était en retraite.
Cobourg, Orange et Beaulieu, chacun de son côté, avaient dû se rendre compte que Charleroi appartenait à l’ennemi, et qu’il ne leur restait aucun espoir de vaincre. Pour livrer une nouvelle bataille, il leur aurait fallu le renfort de Clerfayt ou d’York : tous deux aux prises avec l’armée du Nord, sur l’Escaut et en Flandre. On ne pouvait donc point songer à eux. Dans ces conditions, la Sambre perdue, menacé sur la Meuse, le généralissime autrichien n’avait d’autre ressource que de rétrograder largement pour couvrir Bruxelles. Outre les grosses pertes qu’il venait de subir – elles se montaient assurément à une dizaine de milliers d’hommes –, il allait devoir disjoindre de ses forces des contingents importants pour les jeter dans Valenciennes, Landrecies et autres places tenues encore par les coalisés, qui bientôt seraient noyées au milieu de la progression française, ainsi que dans Mons et Namur, directement en péril. Le résultat immédiat de la bataille, c’était cette fragmentation. Elle permettait toutes les espérances.
Bernard avait pensé tout cela en un éclair tandis que les soldats poussaient des vivats, jetaient leurs chapeaux en l’air, acclamaient la nation et la république. La victoire transfigurait Saint-Just. Ses yeux bleu-gris rayonnaient, mais il ne perdait pas pourtant la notion exacte de la situation.
« Il faut poursuivre notre avantage, dit-il, ne perdons pas le contact.
— Nous y songions, figure-toi, citoyen », répondit Jourdan.
Bernard avait déjà fait avancer les deux divisions de Morlot, et envoyait des ordres à celles de Montaigu, pour composer avec ces troupes et le gros de la cavalerie une avant-garde que Jourdan emmena lui-même, avec Le Bas et Saint-Just, derrière Beaulieu formant l’arrière-garde autrichienne. Kléber devait suivre, en liaison. Bernard rassemblerait les autres corps, les plus éprouvés, ramènerait Schérer, mettrait garnison dans Charleroi, ferait lever les parcs, organiserait les communications, rejoindrait enfin avec le gros de l’armée, le génie, le bagage.
Pour mener à bien ces tâches qui demanderaient assurément jusqu’au lendemain, il retourna au quartier général, à Gilly, où son premier soin fut de dicter un message au Comité de Salut public pour annoncer la victoire. Le secrétaire chargé de la correspondance lui donna lecture des missives officielles parvenues depuis la veille au soir, et lui remit deux lettres personnelles. Bernard les fourra dans sa poche, il n’avait pas le temps de les lire. Il ne l’eut point jusqu’à une heure avancée de la nuit, jusqu’au moment où, cédant enfin à la fatigue et n’ayant plus le courage de monter l’escalier, il se jeta sur le lit de Jourdan, lequel couchait ici au rez-de-chaussée.
Dès cinq heures du matin, Malinvaud le réveilla en s’excusant. Ce fut seulement au milieu de la matinée, comme il déjeunait sur le pouce avant de se remettre en selle pour emmener le gros de l’armée, que Bernard se souvint des deux lettres, mais il n’avait pas encore le loisir d’en prendre
Weitere Kostenlose Bücher