Une irrépressible et coupable passion
d’autodidacte. Le tout suivi, le soir, de bonne chère, de danse et de
parties de bridge.
Isabel et Jane n’avaient aucune envie que ces vacances
s’achèvent, mais comme la présence de Judd était requise au bureau, il réserva
une semaine supplémentaire pour elles, laissa la Hupmobile Eight à Isabel, qui
venait d’apprendre à conduire et, le troisième lundi d’août, reprit la
direction de la ville en patache.
Il entrait au Rigg’s, un restaurant de la 33 e Rue,
pour avaler des œufs au jambon, quand il tomba sur Harry Folsom qui sortait. Le
bonnetier s’attarda juste assez pour fourgonner dans sa bouche avec un
cure-dent et proclamer qu’il n’était plus un gosse et que c’en était fini pour
lui, la bamboche, les gueules de bois au casse-pattes et les pépées
délurées – fini, et bien fini.
« Elles sont infichues de garder un secret, tu
sais… »
Judd s’efforça de paraître étonné. Et comme Harry avait le
même regard chocolat grave et funeste qu’un épagneul, Judd hasarda :
« Tu dors avec le chien ?
— Penses-tu ! Le chien est mieux traité.
— Et pourquoi ? »
Harry alluma une cigarette Raleigh.
« Les femmes. Quoi d’autre ? La patronne m’a
interdit d’en causer.
— Dis, tu as eu des nouvelles de Mrs Snyder,
dernièrement ? » se renseigna Judd, sur un ton qui se voulait celui
de la simple conversation.
Harry retira un brin de tabac de sa langue.
« Eh bien, tout ce que je sais, c’est que ce n’est pas
l’entente cordiale avec l’autre vieux pisse-froid. Faut dire, je le connais,
l’Albert. Par le bowling. Tu l’as rencontré ?
— Non.
— Bon gars, excellent sens artistique, mais un brin
encroûté. Ce n’est pas la bonne femme qu’il faut à un rabat-joie comme lui.
Enfin, je ne prends pas parti. Mais je crois bien que c’est encore un ami de
perdu.
— Qui ? s’informa Judd.
— Al, bien sûr, précisa Harry, comme si Judd était
bouché. On n’abandonne pas une nénette pareille. »
De l’abandon, pensa Judd. Voilà ce que c’était.
« J’ai peine à me figurer comment on peut traiter aussi
mal une femme aussi charmante. »
Harry lui décocha un long regard interrogateur, puis extirpa
de la poche de son gilet un carton d’invitation, qu’il tendit à Judd.
« Tu es au courant de cette soirée Bon Voyage ?
Boissons à volonté et tout le toutim. Une grande sauterie pour le mois de la
mode. Tenue “nautique” exigée, ajouta-t-il d’un ton dédaigneux.
— Tu y seras ?
— Non. Les sauteries aussi, c’est fini pour moi,
affirma-t-il, avant d’adresser un clin d’œil à Judd. Mais toi, tu devrais
vraiment y aller. »
Sur son bureau, chez Benjamin & Johnes,
l’attendaient des demandes de renseignements émanant de détaillants, des bons
de commandes, un communiqué du Club des représentants en gaines de l’Empire
State, un avis le prévenant d’une augmentation des cotisations de l’Elks Club
et trois lettres impeccablement tapées, sans le nom ni l’adresse de l’expéditeur.
La première remontait au mardi de la semaine précédente :
« Cher Judd,
Désolée de vous embêter au boulot, mais je n’ai personne à
qui me confier, personne pour déchargé mon cœur et parler de mes ennuis, de
l’indiférence de mon mari, de nos disputes tous les soirs, de la cruoté
d’Albert envers notre bébé. Vous ne voulez pas qu’on déjeune ensemble un de ces
quatre ? On peut se contenter de causer. »
Judd ouvrit la suivante, dont le cachet était en date du
mercredi soir :
« Cher Judd,
J’étudie la piste d’un couvent d’Ursulines pour sauver Lora
de cet entre de perdission qu’a créé Albert. Elle pourrait s’y instruire à
l’abri, loin d’un père qui n’a que faire d’elle. Mais je ne supporterez pas de
me séparer d’elle. Elle est tout ce que j’ai en guise d’amour et de bonheure.
Je suis certaine que je pourrais trouver du boulot dans les
affaires. Vendre des actions et des titres, peut-être. J’ai besoin de conseils
financiers, de votre jugeote. Oh, s’il vous plaît, vous ne voulez pas
m’appeler ? Orchard 8591. Tous les soirs, je prie : “Mon Dieu,
rendez-moi le passé.” Je ferais beaucoup de choses différemment. Vous m’avez
montré tout ce qui est possible. »
La dernière lettre datait du samedi :
« Mon cher Mr Gray chéri,
Vous devez croire que je suis une cinglée, vu que vous
n’avez pas répondu.
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