Une irrépressible et coupable passion
d’avoir plus besoin de sa famille que de commissions de vente et
prit congé à la hâte afin de regagner par le premier train son pavillon art
déco d’East Orange, dans le New Jersey.
Sa maison était l’antithèse du désordre et ne renfermait pas
grand-chose de lui. Les numéros de Vanity Fair ou de Success qu’il avait laissés en vrac sur la table basse avaient été supplantés par des Radio
Digest en son absence. Le lampadaire Tiffany qu’il avait déplacé pour lire
avait recouvré sa position apparemment immuable. Sa mandoline datant du lycée
avait vraisemblablement réintégré son étui éraflé dans le placard ; le
couvercle du piano droit Priest était verrouillé. Et, sur le moelleux canapé
mauve en mohair, trônait Rebecca Kallenbach, sa belle-mère, qu’il surnommait
Mrs K. Elle avait divorcé de son mari Ferdinand, un lithographe, juste
avant que Judd épousât Isabel et elle paraissait percevoir de plus en plus chez
son gendre les vices de son ex-époux. Mais pour lors, absorbée par la
confection d’un coussin de chaise au crochet, elle écoutait Every Morn I
Bring Thee Violets sur le phonographe et ne remarqua pas son entrée.
La petite Jane était assise à la table de la salle à manger
dans une robe bain-de-soleil jaune et coloriait frénétiquement un verger de
pommiers sur une feuille de papier de boucherie avec les Crayola que Judd lui
avait achetés à Easton. Il posa avec douceur une main sur les cheveux chocolat
de sa fille.
« Bonjour, ma chérie.
— Bonjour, papa, répondit-elle, sans lever les yeux.
— À qui elle appartient, cette ferme ?
— Elle est imaginaire.
— Et c’est qui, ce bonhomme tout là-bas ?
— Toi », révéla Jane avec franchise.
Judd eut l’impression qu’on lui transperçait le cœur.
« Je ne suis pas rentré depuis un moment, hein ?
— Oh, nous réussissons à nous débrouiller sans
vous », persifla Mrs Kallenbach, sans qu’on lui eût adressé la
parole.
Elle resserra une maille de laine rouge avec son crochet et
Isabel sortit de la cuisine reluisante de propreté en s’essuyant les mains dans
son tablier.
« Salut Bud, lança-t-elle, omettant de sourire. Tu
rentres tôt.
— J’en avais assez. »
Elle l’embrassa et fronça le nez à cause des effluves du
whisky qu’il avait bu dans le train.
« D’après ton haleine, tu en as même eu plus qu’assez.
— Et ça commence… », maugréa-t-il.
À seize ans, alors qu’il était en classe préparatoire
intensive au lycée William Barringer de Newark, en vue d’entrer à la faculté de
médecine de Cornell, Judd Gray était président de sa fraternité lycéenne,
directeur du comité organisateur des soirées dansantes, chroniqueur de
l’actualité sportive lycéenne de Newark, entraîneur de l’équipe de basket-ball
et, en dépit de son petit gabarit, quarterback de l’équipe de football
américain. Pourtant, il était fébrile et empoté avec les filles – il lui
semblait qu’elles devinaient ses pensées obscènes. C’était alors qu’il avait
rencontré une svelte brunette pieuse, prévenante, sérieuse et quelconque du nom
d’Isabel Kallenbach, qui habitait Van Siclen Avenue, à New York. Elle avait le
nez trop proéminent et le menton saillant, et c’était à l’origine par pitié et
esprit chevaleresque qu’il avait commencé à la fréquenter. Elle avait été sa
seule et unique petite amie et il l’avait épousée en novembre 1915, alors qu’il
avait vingt-trois ans et Isabel vingt-quatre. En raison d’une pneumonie, Judd
avait dû quitter le lycée lors de sa dernière année et, une fois rétabli, il
avait accepté un poste à la fabrique de bijoux de son père, avant de devenir
représentant en bijouterie. Pendant la Grande Guerre, il avait été volontaire
de la Croix-Rouge, même s’il eût préféré s’engager dans l’armée, puis son
grand-père, qui était actionnaire de l’Empire Corset Company, lui avait proposé
au sein de cette société un emploi qui lui offrirait une importante liberté et,
en 1921, Judd était passé chez Benjamin & Johnes. Isabel, elle,
s’était muée en femme au foyer dévouée, mais sans grâce, tatillonne sur la
cuisine et le ménage, pudibonde, empâtée, de plus en plus ostensiblement
honteuse du métier de son mari dans la lingerie et, par réaction, de plus en
plus encline à porter des robes loqueteuses et de gros croquenots.
« Ce soir, c’est pain de viande et
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