Une irrépressible et coupable passion
Benjamin & Johnes, de petits mots
griffonnés ou des cartes postales sépia sans texte, mais ornées de timides
beautés souriantes en maillot de bain humide et moulant, destinées à évoquer
son image. Il y en eut même une d’un surveillant de baignade blond et musclé,
semblable à Albert, en train de scruter l’horizon, au dos de laquelle était
écrit : « Et s’il se noyait ? »
Judd s’était alors surpris à penser : « Tous nos
problèmes seraient résolus. »
En juillet, cependant, l’amie coiffeuse de Ruth, Kitty
Kaufman, et son mari Bill louèrent une saltbox à côté de chez les Snyder, ce
qui remonta le moral de Ruth. Bill était heureux de se joindre à Albert pour
des journées de pêche à la morue, au flet, à la julienne et au bar rayé, tandis
que leurs épouses, Lorraine et Josephine se baignaient, bronzaient ou lisaient,
à l’ombre, des magazines féminins ou des revues de cinéma, tels que Woman’s
Home Companion ou Photoplay. Ruth et Josephine accablaient de
railleries en suédois les anatomies et les tenues de plage et, grâce aux
relations d’Albert parmi les plaisanciers du port de Setauket, les Snyder se
lièrent d’amitié avec Milton Fidgeon et son épouse Serena, dont la résidence
principale d’Hollis Court Boulevard, à Queens Village, n’était guère éloignée
de la leur. Bons vivants et extravertis, les Fidgeon, qui adoraient le bridge
et les martinis, entreprirent alors d’inviter tous les soirs les Snyder et les
Kaufman afin que Serena pût leur enseigner les subtilités du jeu pendant que
Milton, armé de son shaker, les abreuvait de telles quantités de gin et de
vermouth que tout le monde, hormis Ruth, rentrait ivre mort.
Un jour d’août, alors qu’Albert et Bill cherchaient des
palourdes pour les utiliser comme appât, Ruth se rendit à Port Jefferson pour
poster une lettre qu’elle avait rédigée sur une page déchirée dans un livre de
Lorraine, The Adventures of Old Mr Toad (« Les Aventures du
vieux M. Crapaud »). Tout ce qu’elle avait trouvé à écrire à Judd
était : « On s’amuse beaucoup ! Pourvu que l’été ne finisse
jamais ! » Elle omit de mentionner qu’elle aimait Judd ou qu’il lui
manquait et n’envisagea pas que, au fil de ses ruminations solitaires, il pût
inférer une nuance de moquerie dans le choix d’un conte pour enfants sur un
vieux crapaud.
De sorte qu’un soir, au lieu de rentrer à Shinnecock, Judd
prit avec anxiété un train jusqu’à Port Jefferson, puis un taxi jusqu’à Shore
Road où, coiffé d’un canotier en paille, dans son costume en seersucker, il se
mit en devoir d’aborder des inconnus pour s’enquérir de la famille Snyder.
« Paraît qu’il y a un raout de tous les diables au port
de plaisance de Setauket », lui indiqua un pêcheur.
Lorsque Judd y arriva, à pied, à dix heures passées, il considéra
une demi-douzaine d’automobiles qui repartaient en soulevant de la poussière
sur le parking et des couples alcoolisés, en robe de soirée et smoking, qui
sortaient d’un énorme chapiteau de cirque en chantant, tandis que d’autres
embarquaient à bord de yachts à moteur pour continuer les festivités en mer.
Judd entra sous la tente et découvrit les serveurs occupés à débarrasser les
reliefs du repas et la vaisselle, puis à faire rouler les tables rondes
pliantes jusqu’à des camionnettes ronronnantes. Mais l’orchestre jouait
toujours, et une bande de malabars tapageurs en âge d’être à l’université se
disputaient la chance de s’approcher de Ruth. Elle s’était, nouveauté
choquante, fait couper les cheveux à la garçonne, la dernière mode, et aux yeux
de Judd, elle semblait flirter outrageusement avec tous ces jeunes gens, tantôt
taquinant l’un à cause de sa timidité, tantôt se dérobant aux mains polissonnes
d’un autre – si vivement qu’à un moment, sa robe en organdi glissa de son
épaule droite et dénuda son généraux sein blanc. Mais Ruth se borna à rajuster
sa mise en se riant des exclamations et acclamations.
« Albert n’est pas là, affirma une voix féminine à
Judd. À vous de la sauver. »
Il se retourna et reconnut Kitty Kaufman, qu’un homme, sans
doute son mari, entraînait hors du chapiteau. Judd s’empressa de se frayer un
passage au milieu d’une équipe de manutentionnaires jusqu’à la piste de danse,
pendant qu’une ravissante jeune femme dans une robe de scène chatoyante se
penchait vers
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