Une irrépressible et coupable passion
revoir,
Mrs Gray ! »
Comme il se dirigeait, chancelant, vers Pennsylvania Station
avec Ruth, Judd lâcha :
« Ta suprématie est complète, tu sais. J’ai abdiqué
toute volonté, tout esprit critique. Tout ça parce que je suis désespérément
amoureux.
— Cesse de geindre, le morigéna-t-elle avec dédain.
— Et toi, cesse de me rabaisser ! »
Pour détourner la conversation, elle s’intéressa à un
chow-chow orange vif attaché à une bouche d’incendie, qui grondait et
bondissait en direction des passants circonspects, claquant des mâchoires et
des crocs dans le vide, jusqu’à ce que la laisse tendue le fît choir sur le
trottoir et qu’il se relevât encore plus énervé.
« Oh, regarde le toutou ! se récria Ruth. Tu veux
le caresser ?
— Ce cabot est vicieux, ma petite dame ! l’avertit
un homme, inquiet, en l’entendant.
— Oh, sornettes ! » objecta-t-elle.
Puis, de sa voix apaisante, caressante comme de la soie,
elle s’adressa au roquet :
« Bonjour, mon beau ! Bonjour, mon
bébé ! »
Elle s’accroupit près du canidé trapu, qui pencha la tête
avec curiosité. Elle se mit à quatre pattes, nez à nez avec l’animal, et il lui
renifla les cheveux, puis lui lécha la figure.
« J’adore les léchouilles des chiens, pas
toi ? » gloussa-t-elle, à l’intention de Judd.
Mais Judd songeait :
« Mon Dieu… Ce chien, c’est moi. »
Chapitre 5
QUELQU’UN QUI VEILLE SUR MOI
En juin 1926, Albert Snyder loua un cottage gris pour leurs
vacances le long de Shore Road, à deux pas de Setauket Harbor, au bord du Long
Island Sound. Et, à peu près à la même période, Judd Gray loua une maison sur
l’Atlantique, au sud-est de là, à moins d’une heure de voiture, à Shinnecock
Bay. Les deux époux regagnaient en train les rues étouffantes de Manhattan le
lundi matin, dormaient trois nuits seuls chez eux, puis retrouvaient épouse,
fille et belle-mère le jeudi soir, pour un week-end de trois jours au soleil et
au bon air iodé.
Chaque fois qu’il partait en ville ou qu’il rentrait à la
maison aux bardeaux de cèdre sur le front de mer, Judd avait à l’esprit qu’il y
avait de bonnes chances pour qu’il effectuât au moins la moitié du trajet
cahotant avec Son Excellence et il se prenait à déambuler à travers les
voitures comme un contrôleur, passant en revue les passagers, à l’affût de
l’odieux mari de Ruth. Mais il y avait tant d’hommes bougons, hagards et hargneux,
aux costumes et aux chapeaux quasi identiques, qu’il était impossible de savoir
lequel Judd avait-il vu en veste de tweed sur un cliché d’avant-guerre. Eût-il
croisé Albert, se disait-il, qu’il lui aurait lancé : « Vous êtes
infâme et injuste. » Ou : « Elle mérite bien mieux. » Mais
sitôt qu’il y resongeait, il était gêné par ces formules mélodramatiques,
semblables à ces bribes de dialogues outranciers en caractères blancs dans les
films.
Entre deux rendez-vous commerciaux à New York, Judd s’était
un jour retrouvé devant le 119, dans la 40 e Rue Ouest, et il
s’était rappelé que c’était l’adresse des bureaux de Cosmopolitan et de Motor
Boating, qui appartenaient tous deux à la Hearst Corporation. Se sachant
ridicule avec ses lourdes valises d’échantillons au bout des bras, il emprunta
l’ascenseur et eut la témérité de demander à la réceptionniste de Motor
Boating si le directeur artistique était là. Elle jeta un coup d’œil à
l’autre bout de la salle, où un type costaud et large d’épaules en chemise d’oxford,
courbé sur une table à dessin inclinée, la main gauche dans sa chevelure
blond-roux, dos à l’entrée, esquissait un projet de mise en pages.
« On dirait que oui, répondit la jeune femme, avant de
se retourner vers le représentant. Vous voulez… »
Mais elle s’interrompit en constatant qu’il battait
précipitamment en retraite.
Pour la fête nationale, le 4 juillet, à Shinnecock Bay,
les Gray organisèrent un clambake, un barbecue de fruits de mer, et, alors
qu’Isabel et leurs amis se retiraient pour la nuit, Judd s’attarda sous le
semis d’étoiles argentées pour contempler non pas l’océan, mais la direction de
Port Jefferson et du Sound, au nord-ouest, et imaginer la divine soirée qui eût
été la sienne en compagnie de Ruth – soirée à jamais perdue.
Ruth se languissait aussi de lui, apparemment, et elle lui
envoyait chaque jour, chez
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