Une mort très douce
très agréable. » J'ai demandé au docteur P. : « L'opération en soi a bien réussi ? — Elle aura réussi si le trafic intestinal reprend. Nous le saurons d'ici deux ou trois jours. » J'avais de la sympathie pour le docteur P. Il ne se donnait pas des airs importants, il parlait à maman comme à une personne et répondait de bonne grâce à mes questions. En revanche, le docteur N. et moi nous ne nous aimions pas. Elégant, sportif, dynamique, ivre de technique, il réanimait maman avec entrain : mais elle était pour lui l'objet d'une intéressante expérience et non un être humain. Il nous faisait peur. Maman avait une vieille parente qu'on maintenait depuis six mois dans le coma. « J'espère que vous ne permettrez pas qu'on me prolonge comme ça, c'est affreux ! » nous avait-elle dit. Si le docteur N. se mettait en tête de battre un record, il serait un adversaire dangereux.
« Il a réveillé maman pour lui faire un va-et-vient, sans résultat, me dit le dimanche matin Poupette navrée. Pourquoi la tourmente-t-il ? » J'ai arrêté N. au passage : de lui-même il ne m'adressait jamais la parole. De nouveau j'ai imploré : « Ne la tourmentez pas. » Et il m'a répondu d'une voix outragée : « Je ne la tourmente pas. Je fais ce que je dois. »
Le rideau bleu était relevé, la chambre moins sombre. Maman s'était fait acheter des lunettes noires. Elle les a ôtées quand je suis entrée : « Ah ! aujourd'hui, je te vois ! » Elle se sentait bien. Elle m'a demandé d'une voix paisible : « Dis-moi : est-ce que j'ai un côté droit ? — Comment ça ? Bien sûr. — C'est drôle ; hier on me disait que j'avais bonne mine. Mais j'avais bonne mine seulement du côté gauche. Je sentais l'autre tout gris. Il me semblait que je n'avais plus de côté droit, j'étais dédoublée. Maintenant ça se recompose un peu. » J'ai touché sa joue droite : « Tu me sens ? — Oui, mais comme en rêve. » J'ai touché sa joue gauche : « Ça, c'est réel », m'a-t-elle dit. Le fémur cassé, la plaie, les pansements, les sondes, les perfusions, tout se passait du côté gauche. Etait-ce pourquoi l'autre semblait ne plus exister ? « Tu as une mine magnifique. Les docteurs sont enchantés de toi, ai-je affirmé. — Non, le docteur N. n'est pas content : il veut que je lui fasse des vents. » Elle a souri pour elle-même : « Quand je sortirai d'ici, je lui enverrai une boîte de crottes en chocolat. » Le matelas pneumatique massait sa peau, des coussinets étaient placés entre ses genoux que les draps, soulevés par un cerceau, n'effleuraient pas, un autre dispositif empêchait ses talons de toucher l'alèse : néanmoins son corps commençait à se couvrir d'escarres. Les hanches paralysées par l'arthrose, le bras droit à demi impotent, le gauche rivé au goutte à goutte, elle ne pouvait pas ébaucher le moindre mouvement. « Remonte-moi », me demandait-elle. Seule, je n'osais pas. Sa nudité ne me gênait plus : ce n'était plus ma mère, mais un pauvre corps supplicié. Cependant j'étais intimidée par l'horrible mystère que, sans en rien imaginer, je pressentais sous les gazes et j'avais peur de lui faire mal. Ce matin-là, il a fallu lui donner encore un lavement et mademoiselle Leblon a eu besoin de mon aide. J'ai saisi sous les aisselles ce squelette habillé d'une peau moite et bleue. Quand on couchait maman sur le côté, son visage se contractait, son regard chavirait, elle vagissait : « Je vais tomber. » Elle se rappelait sa chute. Debout à son chevet, je la tenais et je la rassurais.
Nous l'avons remise sur le dos, bien calée sur ses oreillers. Au bout d'un moment elle s'est exclamée : « J'ai fait un vent ! » Peu après elle a demandé : « Vite ! le bassin ! » Mademoiselle Leblon et une infirmière rousse ont essayé de l'installer sur un bassin ; elle a crié ; voyant sa chair meurtrie et le dur éclat du métal, j'avais l'impression qi/on la couchait sur des lames de couteau. Les deux femmes insistaient, la tiraillaient, la rousse la rudoyait et maman criait, le corps tendu par la douleur. « Ah ! laissez-la ! » ai-je dit. Je suis sortie avec les infirmières : « Tant pis ! laissez-la faire dans ses draps. — Mais, a protesté mademoiselle Leblon, c'est une telle humiliation ! Les malades ne la supportent pas. — Et elle sera mouillée, c'est très mauvais pour ses escarres, a dit la" rousse. — Vous la changerez aussitôt. » Je suis revenue près de maman : « Cette rousse,
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