Une mort très douce
c'est une méchante femme », a-t-elle gémi de sa voix puérile. Elle a ajouté, navrée : « Je ne croyais pourtant pas être douillette ! — Tu ne l'es pas. » Et je lui ai dit : « Tu n'as qu'à te soulager sans bassin : elles changeront tes draps, ce n'est pas compliqué. — Oui » m'a-t-elle dit ; les sourcils froncés, un air de détermination sur le visage, elle a lancé comme un défi : « Les morts font bien dans leurs draps. »
J'en ai eu le souffle coupé. « Une telle humiliation. » Et maman qui avait vécu, hérissée d'orgueilleuses susceptibilités, n'éprouvait aucune honte. C'était aussi une forme de courage, chez cette spiritualiste guindée, que d'assumer avec tant de décision notre animalité.
On l'a changée, nettoyée, frictionnée. C'était maintenant l'heure de lui faire une piqûre, assez douloureuse, destinée, je crois, à combattre l'urée qu'elle éliminait mal. Elle semblait si harassée que mademoiselle Leblon a hésité : « Faites-la », a dit maman. « Puisque c'est bon pour moi. » Nous l'avons de nouveau tournée sur le côté ; je la tenais et je regardais son visage où se mêlaient le désarroi, le courage, l'espoir, l'angoisse. « Puisque c'est bon pour moi. » Pour guérir. Pour mourir.
J'aurais voulu demander pardon à quelqu'un.
J'ai su le lendemain que l'après-midi s'était bien passé. Un jeune infirmier remplaça mademoiselle Leblon et Poupette dit à maman : « Tu as de la chance d'avoir un garde si jeune et si gentil. — Oui, dit maman, c'est un bel homme. — Et tu t'y connais en hommes ! — Oh ! pas tellement, a dit maman avec de la nostalgie dans la voix. — Comment ? tu as des regrets ? — Hé ! hé ! Je dis toujours à mes petites-nièces : mes petites, profitez de la vie. — Je comprends pourquoi elles t'aiment tant. Mais tu n'aurais pas dit ça à tes filles ? » Alors maman, soudain sévère : « A mes filles ? Ah ! non ! » Le docteur P. lui avait amené une octogénaire qu'il devait opérer le lendemain et qui avait peur : maman l'avait chapitrée, lui donnant en exemple son propre cas.
« Ils m'utilisent à des fins publicitaires », m'a-t-elle dit le lundi d'un ton amusé. Elle m'a demandé : « C'est revenu mon côté droit ? J'ai vraiment un côté droit ? — Mais oui. Regarde-toi», a dit ma sœur. Maman a fixé sur le miroir un regard incrédule, sévère, hautain : « C'est moi, ça ? — Mais oui. Tu vois bien que tu as toute ta figure. — Je suis toute grise. — C'est l'éclairage. Tu es rose. » Le fait est qu'elle avait très bonne mine. Tout de même quand elle a souri à mademoiselle Leblon, elle lui a dit : « Ah ! cette fois je vous ai souri avec toute ma bouche. Avant je n'avais qu'une moitié de sourire. »
Elle ne souriait plus l'après-midi. Plusieurs fois elle répéta avec surprise et blâme : « Quand je me suis vue dans la glace, je me suis trouvée si laide ! » La nuit précédente, quelque chose s'était détraqué dans le goutte à goutte ; il avait fallu ôter le tuyau, puis le rejpiquer dans la veine ; la garde de nuit avait tâtonné ; le liquide avait coulé sous la peau, maman avait eu très mal. On avait emmailloté dans des bandages son bras énorme et bleu. Maintenant l'appareil était relié à son bras droit ; ses veines fatiguées supportaient à peu près le sérum ; mais le plasma lui arrachait des plaintes. Au soir, l'angoisse l'a saisie : elle avait peur de la nuit, d'un nouvel accident, de la douleur. Les traits contractés, elle suppliait : « Surveillez bien le goutte à goutte ! » Et ce soir encore, regardant son bras où se déversait une vie qui n'était plus que malaise et tourment, je me demandai : pourquoi ?
A la clinique, je n'avais pas le temps de m'interroger. Il fallait aider maman à cracher, lui donner à boire, arranger ses oreillers ou sa natte, déplacer sa jambe, arroser ses fleurs, ouvrir, fermer la fenêtre, lui lire le journal, répondre à ses questions, remonter sa montre qui reposait sur sa poitrine, suspendue à un cordonnet noir. Elle prenait plaisir à cette dépendance et réclamait sans répit notre attention. Mais, quand je fus rentrée, toute la tristesse et l'horreur de ces derniers jours tombèrent sur mes épaules. Et moi aussi un cancer me dévorait : le remords. « Ne la laissez pas opérer. » Et je n'avais rien empêché. Souvent, quand les malades souffraient un long martyre, je m'étais indignée de l'inertie de leurs proches : « Moi, je le tuerais. » A
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