Une tombe en Toscane
l'eût pas retenu, il aurait voulu porter le même linge.
Mais cela était pour l'extérieur. À l'intérieur de lui-même quelle imitation découvrait-il ? Le même souci de l'usine, les mêmes méthodes de travail, le même processus de pensées. Sur ce dernier point, il n'était plus maintenant certain d'avoir imité juste.
Il constatait soudain que pour avoir voulu calquer sa personnalité sur celle de son père, qui depuis sa mort lui échappait comme s'échappe l'arôme d'un vin quand le flacon reste débouché, il n'avait protégé qu'un vide, qui maintenant se révélait. Jamais il ne s'était interrogé sérieusement sur ce qu'il aurait pu aimer, en art ou en littérature. Il n'aimait que ce qu'aimait son père, parce que son indolence intellectuelle s'accommodait facilement d'une direction. Son père ne lisait que peu de romans, mais plutôt des biographies, des mémoires, des témoignages historiques. Il faisait une exception pour Morgan, Proust, Huxley Jean-Louis n'avait jamais relu Stendhal ni Flaubert depuis la fin de ses humanités.
Louis Malterre admirait les primitifs et les Flamands, détestait les écoles de peinture qui leur avaient succédé. Jean-Louis n'avait jamais mis les pieds dans un musée : mais il était entré dans toutes les cathédrales des villes où il s'était rendu parce que son père possédait des ouvrages illustrés sur celles-ci.
Il ne s'était jamais interrogé sur les goûts qu'il aurait pu avoir et, maintenant qu'il était un homme, il se demandait quels ils auraient pu être si, au lieu d'admettre ceux de son père, il s'était laissé aller à des penchants personnels. Mais avait-il jamais eu des penchants ? Avait-il jamais réellement désiré ou découvert quelque chose ?
Alors qu'il se refusait à souscrire aux snobismes de ses camarades par crainte de se trouver inclus dans une quelconque attirance collective, il s'était étroitement, fidèlement engagé dans les goûts de son père, parce qu'il lui apparaissait comme le seul modèle digne et qu'il ne comprenait pas qu'on puisse être le disciple d'un autre que lui.
Ainsi tout s'était trouvé parfaitement équilibré. Il était comme un être que son père avait conditionné sans le vouloir, sûrement sans le vouloir. Maintenant que Jean-Louis se retrouvait seul, son vide l'effrayait, car il sentait confusément qu'il avait avec un patient acharnement anéanti en lui ce qui aurait pu en faire un être différent, sans pour autant rétablir en profondeur la personnalité enviée.
En ce dimanche de solitude, assis dans le fauteuil de cuir, sous la lampe, dans la chambre de son père, il avait pour la première fois le courage de se reconnaître sans attaches réelles avec la vie. Heureusement, il y avait l'usine, la routine, mais là encore, il ne faisait qu'imiter Louis Malterre, et là au moins, il l'imitait bien, puisque tout le monde se plaisait à dire que personne n'avait mieux justifié le banal « Tel père, tel fils... »
Confusément, il comprenait que c'était une tromperie pour tous, mais surtout pour lui. Car ce qu'il aurait voulu, Jean-Louis, c'était devenir son père. Il avait souhaité que, lisant la même phrase, entendant la même musique, ses pensées, ses réactions fussent les mêmes que celles de son père. Or, la minutieuse observation, le patient enseignement n'apportaient comme résultats qu'un mauvais reflet.
Il était sorti de lui sans entrer dans l'autre. Par sa faute, il se trouvait égaré entre deux êtres, le sien et celui de son père. Penser à cela, avec amertume, lui donnait un vertige de satellite, mais l'astre autour duquel il avait tournoyé s'était éteint et maintenant il était en errance, soutenu seulement par des habitudes de vie, considérant la possibilité de la chute, le jour où le temps aurait usé les souvenirs.
C'est pour cela que plus se diluait Louis Malterre, plus Jean-Louis s'agrippait aux souvenirs, y puisant à chaque instant son remède, mais faccoutumance aidant, il sentait avec angoisse qu'un moment viendrait où il lui faudrait se découvrir. Et cet inconnu qu'il était pour lui-même l'effrayait.
Quand il se leva pour fermer la porte de l'armoire aux costumes, il était bien décidé à ce que la rencontre entre lui-même et son personnage intervienne le plus tard possible. Et, pour se donner un autre adjuvant, il posa son stylo sur le bureau et prit celui de son père comme une nouvelle relique
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