Une tombe en Toscane
poursuivre.
Cette fois, il ne restait que quelques pas à faire. Au seuil de son immense cabinet de travail, Carlo Batesti attendait le visiteur. Il vint au-devant de Jean-Louis, lui serra longuement la main et l'entraîna dans cette pièce où il passait les deux tiers de sa vie et qui aurait aussi bien pu être un salon royal, une salle d'armes ou de bal.
Carlo, comme tous les Batesti, était petit et sec. Comme eux aussi, il savait rester élégant dans un vieux costume mille fois repassé, grâce à de longues manchettes, une cravate nouée avec exubérance, une pochette orgueilleuse. Sous des cheveux gris coupés très court, ses yeux bleus paraissaient presque noirs et le nez était si mince que le regard semblait souffrir d'un strabisme intermittent. Son visage aux pommettes saillantes se terminait par un menton carré qui lui donnait un air crispé. Des rides multiples, sans profondeur, se rejoignaient aux commissures des lèvres et ajoutaient à la dure architecture de ce visage comme une trace de fatigue ou de souffrance.
– Je suis heureux de vous voir, dit Carlo Batesti en lâchant la main du jeune homme pour fermer la porte. Heureux de vous voir, répéta-t-il, comme on peut l'être quand on découvre que, par-delà une mort, d'autres vies ont continué.
Invité à s'asseoir dans un fauteuil à dossier droit tandis que son hôte prenait place à sa table de travail, un meuble massif, long, indéplaçable, Jean-Louis ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil aux portraits accrochés sur les murs de la pièce.
Au-dessus de Carlo était le plus grand. Celui d'un homme d'armes à cheval portant un écu, où le visiteur reconnut le blason des Batesti aperçu la veille sur l'anneau de la façade.
Carlo Batesti parla. Comme celle d'une cloche fêlée sa voix était basse, sans résonance. Quelques mots seulement trahissaient son accent italien, mais il usait de la langue française avec assurance.
– Ainsi, commença-t-il, vous êtes le fils de ce Louis Malterre qui fut mon beau-frère. La comtesse m'a annoncé votre visite et jusque-là, j'ignorais son second mariage.
Carlo laissa aller sa tête contre le dossier de son fauteuil, joignit les mains et, les yeux fixés sur Jean-Louis, poursuivit :
– Cette maison a été témoin, au cours des siècles, de bien des événements exceptionnels ou étranges. Beaucoup y sont nés et y sont morts après avoir, jour après jour, connu des existences tourmentées ou paisibles. Entre ces murs de forteresse, l'intimité atteignait au secret. L'épaisseur des murailles, l'autorité, la puissance de notre famille faisaient qu'un monde indépendant, autonome, abrité des influences extérieures, insoumis aux lois des autres, s'y était développé. Un code particulier, une justice de tradition, des mœurs étrangères à celles des autres familles y régnaient. Sous ces plafonds décorés par de grands peintres siennois, des passions se sont heurtées. On s'est aimés avec violence et emportement, on s'est haïs avec patience et respect. Il y a eu du sang répandu par le poignard d'un frère, d'un père, d'un fils ou d'un mari. Les Batesti ne furent jamais gens ordinaires et la violence leur a souvent tenu lieu d'explication. Mais je gage qu'il n'y a jamais eu au cours des siècles de plus étonnantes noces en cette maison, que celles de l'amour et de la mort entre votre père et Anna, ma petite sœur.
Carlo Batesti se tut. Dans le silence spectateur du souvenir, il attendait que lui revienne, par-delà les années, l'émotion du cauchemar sublime qu'il lui avait été donné de vivre.
Jean-Louis fixait le maître des Batesti comme s'il voulait l'aider à ramener du fond de lui-même ce qu'il sentait inconsciemment de l'incommunicable. Dès ses premiers pas dans cette maison, il avait compris que tout devait y posséder une densité particulière, les gestes, les pensées, les confidences. Et puis la gravité sans apprêt de Carlo, son empressement à lui livrer l'histoire d'Anna et de Louis Malterre, comme s'il eût attendu depuis trente ans l'arrivée du seul enquêteur qualifié, l'assuraient que les mots allaient lui apporter quelque chose d'éternellement vivant.
Carlo reprit :
- C'était dans cette pièce. On y avait dressé le lit d'Anna. Elle avait souffert la pire dislocation dans sa chute, mais elle avait exigé qu'on lui passe une robe blanche. Comme elle ne pouvait l'enfiler, car soulever son
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