Une tombe en Toscane
de l'union d'un désespoir et d'une obligation de vivre. C'est alors que Jean-Louis sentit une sueur d'angoisse mouiller son front en même temps qu'il lui vint une nervosité qui le poussait à se lever, à fuir, en criant des insultes à cet homme et à sa maison.
Il n'avait, sa vie durant, aimé qu'un être fabriqué, qu'une sorte de robot humain supérieurement intelligent, construit avec les restes de ce qui avait été un être capable d'aimer et de souffrir.
Carlo sentait aussi la piqûre agaçante d'une sorte de remords. Dans la mort d'Anna et dans sa propre mort, son père, le vieux Batesti, avait une part de responsabilité. Tous ses ancêtres, à travers leurs orgueils successifs de gloire, de richesse, de naissance, de pauvreté même pour les plus proches, avaient leur part de responsabilité.
Les terres, depuis longtemps, ne rapportaient plus rien aux Batesti qui avaient vu leurs revenus s'amenuiser jusqu'à ne plus leur permettre de se nourrir. La récolte des vieux oliviers arrivait chez eux réduite à quelques décalitres d'huile, le reste ayant servi à payer les fermiers, les métayers qui ne rendaient plus aucun compte et auxquels on avait renoncé à en demander. Ceux qui vivaient sur les terres des Batesti, dans des masures menaçant ruine, s'estimaient chez eux depuis plusieurs générations et, seul, un cadastre, dont personne ne recherchait la référence, aurait pu établir qu'ils avaient un maître. Longtemps le respect du nom avait tenu lieu d'attachement. Jusqu'à la Première Guerre mondiale on reconnaissait une sorte de servitude tacite et les Batesti osaient encore aller visiter leurs fermiers.
Entre les deux guerres, le syndicalisme, modifiant les critères, avait tardivement amené dans ce coin de la Toscane les mœurs nées de la Révolution française, cent cinquante ans plus tôt. On avait admis jusque-là, sans que les uns fassent valoir leurs droits légitimes et sans que les autres se risquent à rappeler l'autorité ancestrale entrée dans la légende, une sorte de comédie de tradition. Le rideau était tombé le jour où, au passage de Romeo Batesti, un fermier ne s'était pas découvert et avait jeté un regard ironique sur le costume défraîchi.
Jamais plus un Batesti ne s'était aventuré dans ses métairies. Les jours de foire, ils évitèrent désormais les rues fréquentées par les paysans. Peu à peu ceux-ci cessèrent d'envoyer les fermages et les bonbonnes d'huile déposées furtivement dans le hall par quelques locataires terriens scrupuleux ou soucieux de maintenir le symbole d'un contrat, dont les termes n'étaient plus appliqués depuis des années, avaient l'air d'être des cadeaux de la Providence.
Jamais, jusqu'au frère de Carlo, un Batesti n'avait eu le front de reconnaître la déchéance de l'aristocratie, jamais jusqu'à ce qu'il devienne lui-même professeur de chimie à la faculté de Sienne, aucun des leurs n'avait perçu un salaire en échange d'un travail considéré comme une servitude. Le mythe orgueilleusement entretenu des princes nourris et enrichis par les serfs avait subsisté longtemps dans le vieux palais où se donnait, dans le dénuement, la vaniteuse comédie d'un règne momifié dans les souvenirs.
Moins longtemps avait subsisté l'illusion du propriétaire tirant ses ressources de ses propriétés. Quand, au fond de la pauvreté, presque au bord de la famine, les Batesti avaient été contraints de ne plus goûter à la viande qu'une fois par semaine et s'étaient déclarés incapables d'offrir d'autres gages au dernier couple de domestiques que le logis et le couvert, il avait fallu se résoudre à vendre quelques toiles à des collectionneurs américains. L'argent ainsi obtenu avait servi à payer les études des trois derniers héritiers, qui entreraient dans la société active, où chaque individu en donnant quelque chose de lui-même, par ses mains ou son cerveau, reçoit, avec le salaire, le droit de se nourrir et de se vêtir.
Le jour de cette décision, le père, Carlo s'en souvenait, les avait réunis et dans cette même pièce où ils se trouvaient, sous le portrait de Felicio Batesti, le plus honoré des ancêtres qui fut aux Croisades avant de devenir le banquier du Pape, il leur avait parlé franchement.
Il gardait le souvenir d'une cruelle reddition. Comment, même s'il l'expliquait à ce jeune homme, industriel enrichi par son travail, produit de cette nouvelle
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