Une tombe en Toscane
aristocratie du savoir et de la fortune acquise, pourrait-il comprendre ? Son père, son grand-père ne l'auraient pas compris davantage. Pour eux, les Batesti appartenaient à la mythologie, leurs raisons étaient des folies, leurs traditions de la bêtise, leur orgueil de la paresse.
C'était bien une reddition qui avait marqué ce 1 er janvier 1922. Il faisait froid et Mario avait allumé quelques planches arrachées aux caissons des combles. Carlo se souvenait encore du crépitement du bois sec dans la grande cheminée. Ce crépitement ressemblait à un rire ironique, le rire qu'aurait eu un prisonnier échappant enfin à ses geôliers.
Depuis trois siècles, ou quatre peut-être, que cette planche avait été rabotée et sciée par un mercenaire pour tenir sa place dans une toiture, sa fonction était inutile, voire futile : elle servait à cacher les poutres au regard de visiteurs éventuels des combles. Or, qui visitait les combles au temps de la splendeur des Batesti ? Les domestiques, pour y faire des rangements, sans se soucier de lever les yeux vers les poutres.
Cette pièce de bois était donc un luxe intrinsèque au moment où un charpentier, sur qui le propriétaire du toit devait avoir droit de vie ou de mort, l'avait clouée. Or, en ce 1 er janvier 1922, elle était devenue soudain, après des centaines d'années d'inutilité, un élément intrinsèque de la vie domestique. Quatre Batesti la regardaient brûler et appréciaient la chaleur que dégageait sa combustion. Elle était comme ces pétards de fête qui sèchent longtemps dans les réserves et qui créent un instant de brutale splendeur accaparant toute l'attention des badauds. « Un feu d'artifice », s'était dit Carlo. Et il s'en souvenait encore comme d'un feu d'artifice. Et pendant que s'élevaient les flammes dans la vieille cheminée, son père, feignant d'ignorer la provenance de ce bois, pour ne pas avoir à interdire l'accès des combles à Mario, avait parlé.
« Le moment est venu, avait-il dit, où l'inutile va devenir capital. La chair veut vivre. Nous avons payé le tribut de l'honneur au nom. Votre mère est morte de privations. Notre indépendance ne peut plus être payée de crimes. J'ai décidé de vendre ces quelques primitifs siennois que nous demandent depuis si longtemps les Américains. À Pâques, vous entrerez à l'université. Vous aurez le choix. Il s'était tourné vers Anna. Toi aussi, Anna, il faudra que tu obtiennes des diplômes, que tu acquières des connaissances monnayables. C'est là qu'est la nouvelle indépendance. »
Carlo se souvenait de tous les détails de cette fin de repas de jour de l'An. Ils avaient mangé un poulet que les Palestrini leur avaient offert et bu du chianti. Le vin leur avait procuré à tous un commencement d'ivresse. Il avait donné au maître la force de se rendre, de déposer l'orgueil. Carlo se souvint qu'en levant les yeux sur la cheminée où achevait de se consumer la planche, il vit alors de noires volutes voiler un instant le blason des Batesti, comme un crêpe plaqué là par un mauvais vent d'hiver.
Le soir, avec Anna et Giulio, ils avaient commenté le discours du père. Ils étaient jeunes et la nouvelle était heureuse. Un peu comme si l'on avait annoncé aux enfants ennuyés des beaux quartiers qu'ils pouvaient, enfin, aller jouer dans la rue, avec les fils et les filles du cantonnier.
Carlo reprit conscience soudain du silence qu'il imposait à son visiteur. Il leva les yeux et le vit perdu dans des pensées étrangères. Il se leva. L'homme qui lui faisait face redevint son hôte et il se trouva que ce qu'il avait encore le devoir de dire succédait logiquement aux souvenirs qui venaient de le ramener aux temps de son adolescence.
– Je crois que notre amie, la comtesse de Crocci, vous a conté les circonstances de l'accident qui provoqua la mort de mon père et, quelques jours plus tard, celle d'Anna. Ce palais est solide, indestructible même, je le crois, ajouta-t-il avec une lueur de défi dans le regard, mais une infiltration d'eau avait lentement pourri l'escalier de bois qui conduit aux combles et quand Anna s'y engagea avec Père, les marches cédèrent brutalement. J'étais dans ma chambre. Quand je sortis sur le palier, je fus environné de poussière. Ce n'est qu'en me penchant sur la balustrade que je compris. Je ne vis tout d'abord que le corps disloqué de mon père émergeant d'un amas de planches brisées.
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