Une tombe en Toscane
corps un moment équivalait à la torturer, nous avions d'un coup de ciseau ouvert la robe dans le dos. Mario, le coiffeur, était venu. Il avait tressé en pleurant ses cheveux noirs. Elle souriait. C'était une jolie mariée.
» Louis Malterre était là. Fixe, puissant, les mains appuyées sur le bois du lit, penché en avant. Il m'apparut tandis qu'on apprêtait Anna pour la cérémonie comme les marins campés, jambes écartées, au gouvernail de la barque de sauvetage dans la tempête. Sa force tranquille donnait confiance à Anna. Il lui avait dit : "Nous nous marions tout de suite pour que nous puissions partir au bord de la mer ensemble, quand vous serez guérie." Elle avait répondu : "Oui, oui, c'est cela, sinon vous ne pourriez pas venir avec moi. Ce ne serait pas correct."
» La force de Louis Malterre était passée en elle. Quand le prêtre célébra, là, sur cette table de travail transformée en autel de mariage, au milieu des fleurs venues on ne sait d'où, car peu d'amis savaient quelle étrange tromperie avait été préparée ce jour-là, contre la mort, Anna devint rayonnante. Mon frère me glissa à l'oreille : "On dirait sainte Fine sur la fresque de Domenico Ghirlandajo, dans l'église de San Gimignano." Je vis Louis Malterre retenir son souffle et sourire les dents serrées, comme s'il n'était pas sûr de pouvoir emprisonner encore un moment le cri de désespoir qui montait en lui alors qu'Anna entrait dans un monde où il ne pourrait la suivre. Il lui passa l'anneau, je le vois encore frissonner, car la main d'Anna avait déjà la pâleur bleutée de la mort et cette espèce de tiédeur animale des corps abandonnés. Alors Anna eut un cri, une sorte de rage brutale, violente, un regard où se lisait toute la passion, où se résumaient tous les dons charnels de l'amour, quelque chose de presque impudique, comme l'intime achèvement d'une noce. "Embrassez-moi, hurla-t-elle, vite..."
» Louis Malterre se pencha sur elle, embrassa sa bouche longuement. Je voulais me détourner, ne pas être le témoin de cette hyménée par-delà les limites de la vie et de la mort, mais je ne pouvais détacher mes yeux de ce baiser d'où je savais qu'un seul reviendrait. Dans l'extase consentie à l'extrême bord du néant, Anna s'était éteinte. Son mari lui ferma les yeux doucement. Puis il glissa, tomba sur les genoux. Sa tête vint s'appuyer sur la main d'Anna. Je sortis alors pour le laisser pleurer. Le prêtre, qui avait retiré ses ornements blancs, fit un pas en avant et commença à réciter l'office des morts.
Les deux hommes restèrent face à face un long moment dans des silences différents. Carlo entendait encore, isolé par son retour au passé, les prières marmonnées par le prêtre et les sanglots lourds de cet homme qui lui était étranger. Il était venu de loin pour aider Anna à quitter les siens, non dans un cri de révolte, mais dans un baiser passionné.
Et aucun des Batesti, ni Giulio, son frère, ni lui-même n'avaient osé s'interposer pour réclamer le droit au dernier souffle qui revient aux parents. Louis Malterre leur était apparu comme un envoyé de quelque mystérieuse déité. Il savait que ce frère aurait pu, dans l'instant suivant, ordonner, comme nanti par Anna d'une autorité suprême. Il savait aussi que peut-être il disparaîtrait comme s'il regagnait une planète inconnue, sans rien emporter des Batesti, sinon leur âme à tous. C'est ainsi que les choses s'étaient passées.
Jean-Louis, lui, tentait d'imaginer son père dans ce rôle tragique de fiancé de la mort, mais il n'y parvenait pas. Ce Louis Malterre-là, il ne l'avait jamais rencontré. Il devait être aussi différent de celui qu'il avait aimé qu'un visage peut l'être de son reflet dans un miroir déformant. La splendeur morbide de cette fresque paraissait inadaptable à un autre décor que celui de ce palazzo bâti pour une puissance dont il était le symbole.
Mais ce théâtre où s'étaient ordonnés plus de drames que de comédies, n'était-il pas devenu aujourd'hui l'enveloppe de pierre d'un vide orgueilleux, pareil à ces noix sèches, dont le fruit a péri pour avoir donné toute sa force à la coque ?
Maintenant, Jean-Louis comprenait le symbole du poème d'Alcobaça, Inés épousée par-delà la mort, faite reine, Anna épousée au seuil de la mort, faite déesse d'une vie différente et Louis Malterre devenant autre, devenant ce personnage né
Weitere Kostenlose Bücher