Une tombe en Toscane
Quand je me penchai sur lui il gémissait, il avait eu le thorax défoncé par l'angle d'une marche. J'appelai Anna et, alors que je m'attendais à la voir apparaître, affolée, dans l'escalier, je reconnus sa voix dans un autre gémissement venant de quelque part sous les planches, une plainte. Mario et Giuletta étaient là, nous réussîmes à dégager Anna. Elle était maculée de poussière, mais paraissait indemne. Quand je la pris dans mes bras pour la relever, elle eut un long cri qui me fit peur.
Carlo se tut. Ce cri, il l'entendait encore. C'était celui d'un être qu'on poignarde sans brutalité, en enfonçant la lame avec méthode pour faire souffrir.
D'une voix calme de conteur scrupuleux, Carlo reprit :
- Je sus plus tard qu'elle avait la colonne vertébrale brisée. Mon frère Giulio m'aida à l'étendre sur une planche et nous la déposâmes dans sa chambre tandis que Mario courait prévenir le médecin. Quand je revins me pencher sur Père qu'on avait étendu sur le marbre du palier, je pensais qu'il était mort et que je n'avais qu'à lui fermer les yeux, mais c'est alors qu'il parla : « Il faut qu'Anna épouse ce Français. » Puis il ajouta : « Je permets. » Et il passa.
Un nouveau silence s'établit, pendant lequel, appuyé à l'angle de sa table de travail, Carlo se mordit inconsciemment les lèvres. C'était bien lui qui avait provoqué ces noces qui terminèrent la vie d'Anna. Seul, il avait entendu l'ultime décision du père dans laquelle était perceptible une espèce de désir de réparation. Peut-être avait-il cru que l'effondrement de l'escalier avait épargné miraculeusement Anna et que lui seul payait encore le prix de l'orgueil.
En rapportant à Jean-Louis les circonstances de l'accident, Carlo, obéissant aux réactions ataviques des Batesti, avait menti. Son père savait, il savait lui aussi comme son frère, comme Anna, que par le suintement obstiné d'une gouttière, le bois de l'escalier avait été pourri.
Anna, à plusieurs reprises, soutenue par ses frères, avait demandé que le charpentier vienne consolider les marches. Le père, toujours s'y était opposé, par orgueil, et parce qu'il ne disposait pas de la somme que demanderait l'artisan. Il ne voulait pas que des ouvriers viennent en cette maison constater des faiblesses cachées, diagnostiquer partout la présence des chancres de la pauvreté.
C'est là que résidait la responsabilité de Romeo Batesti. L'effondrement de l'escalier lui était apparu soudain symbolique, et le mariage d'Anna avec cet ingénieur français, qu'il avait refusé d'envisager quelques jours avant l'accident, il l'avait, au moment de mourir, autorisé, dans un réflexe, parce qu'il sentait bien que ceux qu'il laissait ne devaient pas suivre la même voie que lui. C'était le dernier Batesti authentique ; après lui, ils ne seraient que des citoyens ordinaires vivant de leurs travaux.
- Qu'allaient-ils faire dans les combles, ce jour-là ? demanda Jean-Louis.
La voix du jeune homme tira Carlo de ses réflexions.
- Ils allaient tenter de colmater une gouttière, reconnut-il. Anna était la plus habile à ce genre d'exercice qui paraissait ne pas être d'une femme.
Dès qu'il eut prononcé cette phrase, il la regretta. Le hochement de tête de Jean-Louis fut significatif. Il avait deviné ce que, l'instant d'avant, il s'était appliqué à lui cacher.
Il y eut un nouveau silence, puis Carlo posa à son tour une question :
- Votre père vous a-t-il parlé de nous ?
- Il ne m'a jamais parlé de ce qui s'était passé avant son mariage avec ma mère. C'est seulement après sa mort que j'ai découvert tout cela. Je suis seul à le savoir. Quand j'ai vu hier le tombeau d'Anna, au cimetière, j'ai voulu tout connaître. Je vis maintenant dans l'étonnement, comme quelqu'un qui fut longtemps amnésique et qui brusquement se souvient, car il est difficile d'admettre, pour un fils, que son père a été tout différent de l'homme qu'il a connu.
Carlo haussa les sourcils. Le secret dont Louis Malterre avait pendant toute sa vie protégé sa tragique aventure siennoise n'était pas pour lui déplaire. Dans l'histoire de sa famille, il devait y en avoir bien d'autres, moins romanesques peut-être.
- Et naturellement, dit-il plus bas, vous avez souffert en apprenant que votre mère n'était que la seconde épouse.
- Non, ce n'est pas cela, dit Jean-Louis qui, pour
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