Une tombe en Toscane
répondre, se voyait contraint d'analyser ses réflexes sentimentaux. J'ai peut-être souffert un moment, mais pour une autre raison. Parce que j'aurais voulu être dans la confidence, j'aurais voulu parler de ce passé avec lui, comme je le fais avec vous. J'ai été frustré d'un enseignement de la souffrance que mon père aurait pu me dispenser.
Mais Jean-Louis mentait. Sa souffrance avait été d'une essence plus subtile. L'homme qu'il voulait être, ce double sacré de son père, lui était apparu irréalisable. Dans le jeu compliqué des imitations inconscientes, des résonances faisaient défaut. Il avait trop simplifié la personnalité de son modèle, négligeant dans son ignorance l'expérience fondamentale de l'amour.
L'expérience de l'amour, celle de l'art, celle de la foi, il les avait refusées en bloc. Il avait admis que l'homme supérieur, dont son père lui offrait le type unique, devait se tenir au-dessus de ces fausses plénitudes de l'être. Vivre jour après jour avec application et méthode jusqu'au néant, en gardant une sorte de disponibilité secrète, telle lui était apparue la règle.
Mais tout cela ne devait pas être formulé ; il fallait être un robot conscient de sa condition de robot et l'on parvenait ainsi, directement sans les étapes des arrachements spectaculaires et vains, au détachement des philosophes et des religieux. La seule loi restait celle de la procréation, qui obligeait à laisser une ou deux chances de succession, comme si l'abstention risquait d'amener une rupture d'équilibre.
Mais tout ce système, Louis Malterre ne l'avait jamais explicité. Jean-Louis l'avait déduit du mode de vie de son père. Maintenant il constatait qu'il s'était trompé, il s'était arrêté aux apparences, il avait cru à l'homogénéité du modèle.
Si l'on observe un bloc de pierre, il apparaît comme une unité isolée, indépendante, capable d'être taillée, de tenir une place dans un édifice à la base ou au sommet. C'est tout au moins ce que peut penser celui qui s'arrête à la nature inerte et qui la considère comme Jean-Louis avait considéré son père, sans faire appel à la science et avec une absolue confiance.
Mais si l'on regarde la même pierre avec l'œil du géologue, on s'aperçoit qu'elle est une roche qui peut être classée, analysée, admise à tel usage, rejetée de tel autre. La pierre anonyme devient une roche éruptive ou une roche sédimentaire, ou une cristallophyllienne. C'est un débris végétal, ou un dépôt marin ou une lave durcie.
Si l'analyse se poursuit, si le microscope intervient, la complexité de l'unité simple apparaît étonnante. C'est un granit, un porphyre, un schiste cristallin, un grès, un quartz, un marbre, un calcaire grossier, une houille ou un gypse, dans lesquels on découvre des micas, des pyroxéens, des andésites...
Et l'on passe de l'assurance matériellement tangible au vertige de l'analyse, au secret des naissances tourmentées dans le feu, dans le pilonnage des éboulements séculaires, dans les pourrissements des mondes sans passé accessible.
Le moment était venu pour Jean-Louis d'admettre certaines évidences que son amour filial lui avait masquées. Il avait cru connaître son père, parce qu'il l'avait vu vivre, comme un ignorant croit connaître une pierre parce qu'il met chaque jour le pied dessus en passant le seuil de sa maison.
La limpidité factice de l'être qu'il adorait n'avait été qu'une apparence à laquelle on ne lui avait pas demandé de croire, mais à laquelle il avait cru comme en une religion intuitive.
La voix de Carlo le tira de sa méditation. En un instant, il venait de parcourir le chemin qui sépare l'embryon de l'être conscient.
– J'ai un fils, disait Carlo, qui doit avoir votre âge, et une fille plus jeune ; il me plairait assez qu'ils m'aiment comme vous aimez votre père.
Il se leva, fit le tour de la table, ce qui prit un temps pendant lequel Jean-Louis suivit les jeux du soleil faisant des arlequinades sur les dalles de marbre en y projetant les losanges verts, rouges et jaunes des fenêtres à vitraux.
- Venez, dit Carlo, je vais vous montrer le portrait d'Anna.
3.
Avant que Carlo lui ouvre la porte de la chambre d'Anne – sa fille - Jean-Louis avait deviné que la jeune fille occupait, dans le palazzo, la pièce où autrefois Anna avait vécu. Était-ce une intuition ou une reconnaissance des
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