Victoria
demande audience à la reine. C’est le prince qui le reçoit. Albert s’est préparé à affronter un homme politique arrogant, cachant un esprit aiguisé derrière le masque exaspérant d’un sourire ironique. Il voit paraître un vieillard de 77 ans, aux favoris teints, tout à fait celui que Disraeli traite aimablement de « vieux Pantalon peinturluré ». Tremblant pitoyablement, les yeux pleins de larmes, le pauvre vieux se confond en excuses, prétendant ne pas parvenir à expliquer ce regrettable malentendu.
La feinte est un peu grosse. Bien décidé à ne pas se laisser si facilement abuser, Albert le stratège réplique en attaquant l’adversaire par le flanc, pour le prendre au débotté.
« Vous êtes conscient, lui dit-il, que la reine s’est opposée au protocole du Schleswig, et des raisons pour lesquelles elle l’a fait. Il n’a pas été tenu compte de son avis. Le protocole affirmant le désir des grandes puissances de préserver l’intégrité de la monarchie danoise a été signé. En conséquence de cela, le roi du Danemark a envahi le Schleswig, où la guerre en ce moment fait rage. »
Albert voit qu’il a pris l’ascendant. Il pousse son avantage en gardant longtemps la parole. Palmerston l’écoute, avec l’air contrit d’un homme dont la défaite est certaine. Albert lui pose un problème. Si le Danemark attaque aussi le Holstein, si les Allemands volent au secours de celui-ci, et si les Russes interviennent comme ils ont promis de le faire, cette situation déclenchera une guerre en Europe.
« Que ferez-vous ? » lui demande Albert.
Une telle éventualité se produira certainement quand la reine sera à Balmoral, et le Premier ministre en quelque autre région d’Écosse.
« La reine attend de votre clairvoyance que vous envisagiez cette possibilité, et requiert une réponse catégorique quant à ce que vous ferez dans cette hypothèse. »
Palmerston est en échec, mais il n’est pas encore mat. Il reste un long moment silencieux, piteux, bredouillant, courbé.
« Les contingences évoquées par Votre Altesse Royale, lâche-t-il enfin d’une voix étonnamment calme, sont très improbables. »
Sur ces mots, il s’incline en reculant vers la porte et disparaît.
« Que peut-on faire avec un tel homme ? » s’exclame Albert en levant les bras au ciel.
Indépendamment de leurs divergences d’opinions, l’attitude de Palmerston inquiète Victoria et Albert au plus haut point. C’est une question de méthode : sa manière d’être sape le bon fonctionnement de la machine politique. Surtout, sa brusquerie dans les échanges internationaux est des plus dangereuses. Incompréhensibles, ses agissements paraissent déraisonnables, irresponsables. Il ose prétendre que l’ambassadeur de France, M. Drouyn de Lhuys, est rentré provisoirement à Paris pour des raisons de communication entre les gouvernements. Le Times révèle pourtant que le général de la Hitte a laissé entendre devant l’Assemblée nationale que le comportement du ministre britannique des Affaires étrangères est directement en cause dans la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Le prince Albert, qui par ailleurs se surmène pour défendre son projet de grande exposition contre une adversité persistante, est terriblement déprimé.
Le 1 er mai 1850, Victoria donne naissance à son septième enfant. Ce troisième fils étant né le jour du quatre-vingt-unième anniversaire du duc de Wellington, il portera son prénom. Le Duc de fer sera le parrain du prince Arthur.
Le 19 mai, alors que la reine roule en voiture ouverte sur Constitution Hill, un homme tire sur elle, presque à bout portant. C’est un Irlandais, du nom de William Hamilton. Elle ne sait pas que le pistolet était chargé à blanc. Ses nerfs sont mis à rude épreuve. Huit jours plus tard, tandis qu’elle se rend chez son oncle le duc de Cambridge, gravement malade, un individu bondit sur le marchepied de sa voiture et la frappe violemment à la tête avec le pommeau en laiton de sa canne. Le bonnet rigide de la reine a légèrement dévié le coup, mais elle est contusionnée au front. L’agresseur, un certain Robert Pate, visiblement dérangé, refuse d’expliquer son acte.
La reine et le prince ne sont pas les seuls à s’émouvoir du comportement de Palmerston. Le 24 juin, Lord Astley dépose à la Chambre des lords une motion de censure contre l’action du gouvernement dans
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