Victoria
Vicky avant son départ. Ma première occupation en ce triste, triste jour est de t’écrire. Une heure déjà que tu es partie… Mais bientôt viendra le terrible moment de quitter ton cher Papa !… Mon enfant adorée !… Et rien ici qu’un triste, triste vide ! »
Quand le prince Albert est revenu sur le quai, après un long moment à bord pour prendre congé de sa fille, le Victoria & Albert appareille enfin avec une extrême lenteur, les mouchoirs blancs se fondent dans le jour qui s’éteint.
« Mon cœur débordait hier, écrit Albert, quand tu posais ton front sur ma poitrine pour donner libre cours à tes larmes. Je ne suis pas d’une nature démonstrative, et tu ne peux donc guère savoir à quel point tu m’as toujours été chère, et quel vide tu laisses dans mon cœur en partant. »
« Mon Papa adoré, répond Vicky encore à bord du yacht royal remontant l’Escaut. La douleur de me séparer de toi hier était si grande que je ne peux la décrire : j’ai cru que mon cœur allait se briser quand tu as fermé la porte de la cabine et que tu n’étais plus là. »
S’adonnant au rituel des adieux, Victoria et Albert savourent la douce mélancolie de ces instants uniques, car les larmes du bonheur n’ont pas l’amertume de celles du deuil et sont bien plus éphémères. La douleur intime qu’ils partagent, ce vide langoureux qu’ils ne sont pas pressés de combler, est l’une des formes de la volupté. Pour prolonger cette traversée et lui donner une résonance esthétique, les époux, au fil de ces jours alanguis, se font tour à tour la lecture à haute voix. Dans cette parenthèse recueillie de leur vie de famille, ils voyagent ensemble, dans la triste et belle histoire de Jane Eyre , sur la prose aux vagues lentes de Charlotte Brontë.
Cependant, sous les embruns salés de la politique anglaise, la sensibilité ne s’attarde pas plus longtemps que la neige. Le projet de loi proposé par Palmerston pour détendre les relations avec la France semblait sur le point d’être adopté. Hélas, entre la première lecture et le vote définitif, la Chambre des communes a eu vent d’une dépêche de Walewski accusant l’Angleterre de soutenir délibérément les assassins de l’empereur. Napoléon III, tenant à maintenir la bonne entente, a fait exprimer ses regrets au gouvernement britannique. Qu’à cela ne tienne : l’opposition s’engouffre dans la brèche, retournant contre Palmerston sa propre doctrine du civis Romanus sum , énoncée en 1850 lors de l’affaire Don Pacifico, par laquelle il promettait une vigoureuse défense des libertés britanniques en toutes circonstances. Palmerston et ses ministres tombent. La reine appelle Lord Derby qui forme un cabinet conservateur, avec Disraeli comme chancelier de l’Échiquier et leader des Communes. Ironiquement, la preuve est ainsi faite que Paris, délibérément ou non, peut exercer une influence décisive sur la politique de Londres.
« Hier, écrit Albert à Stockmar, vingt mille personnes se sont rassemblées à Hyde Park en criant “À bas les Français !”. »
Pourtant, l’idée d’une guerre avec la France semble dérisoire. Ces vitupérations populaires sont des spectres du passé, qui ne parviennent qu’à exciter en vain les esprits superficiels. La reine en est d’autant plus convaincue que, de façon tout aussi déraisonnable, le préjugé inverse sévit à Berlin. Vicky, en effet, est accueillie avec une certaine tiédeur par des Prussiens qui mettent sa loyauté en doute, tant la proximité de la Grande-Bretagne avec la France leur paraît évidente.
Le temps n’est déjà plus où Victoria ne pouvait regarder une photo de Vicky sans que des larmes lui viennent aux yeux. Elle lui écrit plusieurs fois par semaine, ainsi qu’à Lady Churchill, qui fut naguère sa propre dame de compagnie avant de suivre la princesse en Allemagne. La reine veut tout savoir. Elle réclame des descriptions détaillées des appartements de sa fille, des wagons dans lesquels elle voyage, et des moindres circonstances de sa vie quotidienne. Elle veut ainsi pouvoir l’imaginer avec exactitude à chaque instant.
« Je lis dans les journaux que tu portais au concert de Cologne une robe verte. Était-ce bien celle qui a des dentelles noires ? »
Vicky lui dit qu’elle est heureuse. Voilà qui la rassure. Cela étant, c’est un sujet dont elle ne veut tout de même pas trop entendre parler. Car elle ne se
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