Victoria
les spéculations vont bon train sur les intentions de l’empereur. Le Palais entretient à ce sujet une correspondance inquiète avec le Foreign Office. Car Victoria et Albert, de même que le cabinet conservateur de Derby, sont notoirement favorables au maintien du nord de l’Italie dans l’empire d’Autriche. À l’inverse, Palmerston et l’opposition libérale demeurent les champions de l’indépendance italienne.
Néanmoins, cette question étant sans conséquence immédiate, elle le cède en importance à une autre, qui concerne directement la Couronne. Le Parlement est en effet en train de voter une « loi sur le gouvernement de l’Inde », introduite au début de l’année 1858 par Palmerston et conduite par l’actuel gouvernement.
« Le sentiment général, pouvait affirmer la reine dès le mois de novembre 1857, est que l’Inde devrait être à moi. »
Car la grande mutinerie a sonné le glas de la Compagnie des Indes orientales britanniques, et la nouvelle « loi pour le meilleur gouvernement de l’Inde » organise sa liquidation. L’Inde sera désormais administrée par la Couronne, à qui sont transférés tous les biens de la Compagnie, ainsi que toutes ses responsabilités et prérogatives.
Le 2 août 1858, Victoria appose sa signature et donne son assentiment royal au texte de la loi, qui vient d’être approuvée par les deux Chambres. Au Royaume-Uni comme à l’étranger, nul ne peut ignorer que, par cet acte, la reine accroît son pouvoir dans des proportions imposantes. Elle peut désormais user de toutes les ressources de l’Inde comme bon lui semble, sans en rendre compte au Parlement. La guerre de 1857 contre la Perse a montré qu’elle peut y lever des armées et les y ravitailler pour intervenir militairement en tout point du globe. Jamais la Couronne n’avait eu entre ses mains une telle puissance depuis la révolution de 1688 qui instaura la monarchie parlementaire en Grande-Bretagne. Les Britanniques, d’un commun accord, en éprouvent une fierté non seulement dépourvue de crainte, mais qui les rassure. La confiance et la loyauté que leur inspirent Victoria et Albert après plus de vingt années de règne n’y sont certainement pas pour rien.
Le 4 août, à 7 heures du soir, le Victoria & Albert arrive en rade de Cherbourg, après une traversée très venteuse. Une heure plus tard, Napoléon III et l’impératrice Eugénie montent à bord seuls, sans aucune suite. Le maréchal Pélissier, qui les avait suivis, est renvoyé par l’empereur. Les souverains et leurs consorts s’entretiennent en tête à tête. Napoléon III a tenu à ce que la reine le rejoigne ici, au moment d’inaugurer le nouveau bassin du port militaire. Il veut d’abord connaître son point de vue sur les propos antifrançais qui s’expriment en Angleterre. Il pose la question d’un air grave. Victoria et Albert sourient.
« Cela va beaucoup mieux, répond la reine. Mais cet endroit même est la cause de bien des inquiétudes, et ces malheureuses déclarations des “colonels” ont fait un tort incalculable. »
L’empereur se montre quelque peu rassuré par le ton toujours amical de Victoria, mais il garde une mine préoccupée.
« Du reste, poursuit-il, nous avons été très choqués par certains articles parus dans le Times , parfois très offensants, particulièrement à l’égard de l’impératrice.
— Vous n’êtes pas sans savoir, dit la reine, à quel point les Anglais sont attachés à la liberté de leur presse. Il est certain que cela peut avoir des inconvénients aussi bien que des avantages, mais les journaux anglais sont très jaloux de leur indépendance, que ce soit vis-à-vis des personnes privées ou des pouvoirs publics. »
Quand Napoléon III et Eugénie quittent le yacht royal, un projecteur électrique illumine la barge impériale pendant tout son trajet dans le port, tandis que toute chose alentour demeure plongée dans l’obscurité. Victoria et Albert retournent à leur cabine et reprennent la lecture de Jane Eyre , qu’ils ont presque terminé.
Le lendemain, alors que Victoria est encore à sa toilette, elle sursaute, tant les canons qui la saluent sont proches et tonnent fort. La rade est entièrement couverte de bateaux pavoisés. Après un déjeuner à la préfecture, les souverains parcourent la ville en voiture. Ils inspectent ensemble les digues et l’arsenal, les bassins Charles-X et Napoléon-III avec leurs immenses
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