Victoria
ayant eu de grandes difficultés à trouver un éditeur, il a fini par publier son ouvrage à son propre compte. Bien lui en a pris de s’appliquer à lui-même jusqu’au bout les préceptes qu’il professe. Car son livre remporte un remarquable succès populaire, dans les classes moyennes et laborieuses, et il se vend par dizaines de milliers d’exemplaires.
Dans un autre domaine, au mois de novembre 1859 paraît une œuvre qui fait immédiatement scandale et crée une polémique. C’est De l’origine des espèces , de Charles Darwin. Albert admire tellement cet ouvrage qu’il souhaite que Victoria anoblisse son auteur. Malheureusement, la reine reçoit des protestations, émanant plus particulièrement de l’Église anglicane. Celles de l’évêque d’Oxford, Samuel Wilberforce, sont tout à fait véhémentes. Un jour, peut-être, Darwin sera appelé « Sir Charles » comme il le mérite, mais cela ne pourra pas se faire sans attendre.
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Palmerston, à 75 ans, en dépit des infirmités dues à son âge, demeure un animal politique rusé et retors. Russell, ministre des Affaires étrangères, est moins perspicace et déterminé que lui dans le domaine des relations internationales. Le premier manipule le second pour mener une politique d’entente avec la France, tout en préparant apparemment la guerre pour calmer les angoisses de l’opinion et du prince consort. Gladstone, ministre des Finances à l’exaltation biblique, lance un emprunt national de neuf mille livres pour fortifier les ports de la Manche. Pourtant, Gladstone ne croit pas un seul instant à l’éventualité d’un conflit contre la France. Veut-il démissionner ? « Mieux vaut perdre Mr Gladstone, ironise Palmerston, que Portsmouth ou Plymouth. » Victoria se retient de hausser les épaules. Gladstone obtempère, en se réservant de dénoncer plus tard cette mesure inique par quelques sermons enflammés.
Plus encore que ses ministres libéraux, Palmerston sait gré à Napoléon III d’avoir favorisé l’indépendance italienne. Certes, le traité de Zurich, qui en novembre 1859 a fait suite à la paix de Villafranca, demeure insatisfaisant. Palmerston et Russell s’accommoderaient bien de l’arranger un peu avec Napoléon, dans le dos de François-Joseph. Victoria ne veut pas en entendre parler : ce procédé indigne risquerait de relancer la guerre en y entraînant l’Angleterre. Palmerston, pour parvenir à ses fins, devra emprunter des sentiers détournés.
Quel terrain d’entente peut-il trouver avec la reine et le prince consort ? Ils s’accordent pour maintenir de bonnes relations avec la France. Existe-t-il un air que Londres et Paris pourraient jouer ensemble sans trop de fausses notes ? Assurément, le libéralisme économique des saint-simoniens et de l’école de Manchester pourrait admirablement convenir. Or, sur l’aile gauche du parti libéral, un certain Richard Cobden, radical trop pacifiste pour accepter le portefeuille ministériel que Palmerston lui propose, l’assure néanmoins de son soutien.
Cobden est un self-made man de l’industrie textile de Manchester, thuriféraire de la doctrine du « laisser-faire ». Il s’est illustré, avec son ami le quaker John Bright, par son engagement dans la campagne contre les lois sur le blé, au temps de Robert Peel, dans les années 1840. Député de Stockport à la Chambre des communes, Cobden soutient ardemment la réforme électorale. Surtout, il entretient une amitié personnelle avec le Français Michel Chevalier, professeur d’économie politique proche du pouvoir, qui utilise sa chaire au Collège de France comme une tribune pour promouvoir le libre-échange. Richard Cobden a donc été mandaté par Gladstone pour aller à Paris plaider la cause libérale auprès de l’empereur et de ses ministres. Il en revient avec un accord commercial, dit traité Cobden-Chevalier, par lequel les deux pays s’engagent à abaisser leurs tarifs douaniers respectifs.
Voilà qui devrait être de nature à apaiser les craintes des Anglais vis-à-vis des intentions belliqueuses des Français. La reine devrait y voir une garantie supplémentaire de paix. Sur le principe, cela ne déplaît pas non plus au prince consort, dont les convictions libérales sont bien connues. Pourtant, Albert montre fort peu d’enthousiasme : cela équivaut, en somme, à fournir moins cher à la France le charbon dont elle a besoin pour développer une industrie
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