Victoria
mon devoir envers toi, même si cela signifie que la vie est gâchée par des “scènes”, quand elle devrait être gouvernée par l’amour et l’harmonie. Je prends cela avec patience, comme une épreuve qui doit être endurée, mais tu me fais un mal terrible et en même temps tu ne te rends pas service. »
Pourtant, tout va bien. À l’occasion des courses d’Ascot, une rencontre est arrangée entre Alice, leur deuxième fille, et Louis de Hesse-Darmstadt. Cet autre prince allemand est un parti trouvé par Vicky. Si Alice pouvait en tomber amoureuse, leur mariage redoublerait opportunément celui de sa sœur aînée.
« Il fascine Alice, écrit Victoria à Vicky, mais il me fascine aussi et s’est tout à fait enlacé autour de mon cœur. Ils ne sont pas du tout sentimentaux, mais sont comme deux enfants qui s’adorent l’un l’autre, pleins de rires et de jeux. Il est si intelligent. Papa a commencé de lui parler un peu de politique allemande. »
Quant à Vicky, elle attend pour cet été son deuxième enfant. La nouvelle de cette deuxième grossesse n’a pas enchanté Victoria davantage que la première. Pour éviter que ne se renouvelle la mésaventure de son premier accouchement, Vicky est entourée de colossales précautions.
« Les dispositions dont tu me parles, lui écrit Victoria, sont vraiment trop affreuses : on dirait une exécution. Oh ! Si ces hommes égoïstes, qui sont la cause de tous nos malheurs, savaient seulement ce que leurs pauvres esclaves subissent ! Quelle souffrance, quelle humiliation pour les sentiments délicats d’une pauvre femme, plus encore une jeune femme, et tout spécialement avec ces abominables docteurs ! »
Elle se rassérène en lisant Le Moulin sur la Floss , de George Eliot. Cette histoire d’amour malheureux est un peu l’autobiographie, dit-on, de la romancière, de son vrai nom Mary Ann Evans. L’épigraphe est si belle : « Dans leur mort ils ne furent pas séparés »… Si la lecture lui fait du bien, Victoria se découvre aussi un surcroît d’affection pour sa petite dernière. Elle trouve tout à fait plaisant que Vicky et elle élèvent en même temps de tout jeunes enfants. Vicky n’a encore que 19 ans, puisque Victoria et Albert ont fêté leur vingtième anniversaire de mariage en février, et qu’elle est née en novembre de la même année. Victoria se sent presque aussi jeune que sa fille aînée. Béatrice a 3 ans déjà : « Bébé » grandit trop vite.
La reine oscille entre les plaisirs de l’existence domestique et les tracas de la vie politique. De même, la nation balance entre les promesses de prospérité du libéralisme économique et les angoisses de la guerre. Le mouvement des volontaires prend une ampleur étonnante. Fin 1859, on riait gentiment de ces rassemblements de pioupious amateurs, équipés de bric et de broc. Au printemps 1860, on en comptait déjà près de cent mille, et ce nombre est en passe de doubler rapidement dans le courant de l’année. Près des grandes villes, ils forment maintenant d’immenses campements, leurs oriflammes flottant au sommet de tentes impeccablement alignées.
À Hyde Park, la reine passe en revue un détachement de vingt mille hommes de cette « armée citoyenne ». Victoria longe leurs rangs en voiture ouverte, le roi des Belges assis à côté d’elle, Arthur et Alice sur la banquette en face, Albert les accompagnant à cheval. Ces gaillards de moins de trente ans, bien équipés, rigoureusement disciplinés, exécutent sous ses yeux des manœuvres à la baguette. Quand leur musique cesse, ils crient : « God save the Queen ! » avec une ferveur électrique. Tout aussi remarquable, l’enthousiasme des foules qui les acclament en masse atteste une frénésie de patriotisme, que la présence de la reine galvanise.
En juillet, à Wimbledon, Sa Majesté inaugure le premier meeting de la National Rifle Association, fondée en 1859 « pour la promotion du tir dans l’intérêt de la défense du royaume et la permanence du corps des volontaires ». Sous une marquise, Mr Whitworth lui présente l’un de ses fusils, boulonné sur un large trépied d’acier lesté de boulets pour amortir le recul. Victoria tient le bout d’une longue ficelle reliée à la détente. Le coup part. On applaudit la reine, qui sans même avoir bien regardé la cible a tapé dans le mille à quatre cents mètres. À la fin de la journée, elle remet le prix au vainqueur
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