Victoria
lit une certaine actrice enjouée, du nom de Nelly Cliffden. La demoiselle l’a suffisamment enthousiasmé pour qu’il la ramène dans ses bagages en revenant à Windsor. Rien ne pouvait davantage horrifier Albert, qui tient depuis toujours en sainte horreur la fornication. L’enquête qu’il demande tout d’abord confirme malheureusement les faits. Le 16 novembre, il adresse à son fils aîné une lettre douloureuse, écrite « d’un cœur lourd, sur un sujet qui m’a causé la plus grande peine que j’aie jamais ressentie de ma vie ». Cette personne, Albert en est sûr, aura un enfant dont elle prétendra que le prince de Galles est le père. Elle prendra ainsi sur lui un pouvoir abominable. Il sera traîné dans la boue, ridiculisé, publiquement humilié. Le seul moyen pour lui de recouvrer un peu de l’innocence qu’il vient de perdre est de se marier sans délai. Contraint d’en informer la reine, Albert veille néanmoins à lui épargner les « détails dégoûtants ».
« Oh ! Ce garçon ! écrit Victoria à Vicky. Bien qu’il me fasse pitié, je ne peux ni ne pourrai jamais poser les yeux sur lui sans tressaillir, comme tu peux l’imaginer. »
Affaibli par les souffrances physiques et morales qui le minent, Albert ressent l’inconduite de Bertie comme une catastrophe. Il y voit l’échec de ses efforts pour éduquer comme il se doit l’héritier du trône. Cette péripétie le plonge dans un profond abattement.
« Je ne tiens pas à la vie, dit-il à Victoria. Toi oui, mais moi, je n’en fais pas grand cas. Je suis sûr que si j’avais une grave maladie, je renoncerais tout de suite, je ne me battrais pas pour survivre. Je n’ai pas une grande volonté de vivre. »
Il s’abîme dans le travail avec une énergie désespérée. Refusant de s’autoriser le moindre repos, il part inspecter les nouveaux bâtiments de l’Académie royale militaire de Sandhurst, sous une pluie battante. Il en revient grippé, perclus de rhumatismes, incapable de dormir pendant deux semaines d’affilée. Le prince de Galles se trouve à ce moment à Madingley, où il réside pendant ses études au Christ’s College de Cambridge. Albert prend le train pour avoir une longue conversation avec Bertie. Il est de retour à Windsor le lendemain, au milieu de la nuit, avec d’atroces douleurs dans le dos et les jambes.
Victoria tient Bertie pour personnellement responsable de l’aggravation de la santé de son père. Le Dr Jenner, médecin particulier de la reine, qui remplace depuis peu le Dr Clark, ne quitte plus Albert qui se sent très faible et doit fréquemment s’allonger.
Alors que le prince consort se trouve réduit à cette extrémité, une dépêche lui parvient à Windsor, que le gouvernement se propose d’envoyer à Washington. Quelque temps auparavant, un bâtiment américain a arraisonné le paquebot britannique Trent , pour arrêter à son bord des émissaires confédérés faisant route vers Londres et Paris. En apprenant la nouvelle, l’opinion publique anglaise s’est déchaînée contre l’Amérique, exigeant des représailles contre cette insulte faite au drapeau.
Palmerston prétend savoir de source sûre qu’à Paris le général nordiste Winfield Scott affirme que l’affaire du Trent est une provocation pour pousser l’Angleterre à déclarer la guerre aux États-Unis. Dans ce cas de figure, Scott serait mandaté pour proposer à la France d’entrer en guerre aux côtés des États du Nord, en échange de la restitution du Québec. Napoléon III dément formellement. Palmerston et ses ministres n’y croient qu’à demi. Il reste que le ton et les termes de la dépêche que le gouvernement de Sa Majesté s’apprête à envoyer à l’administration du président Lincoln, par secrétaires d’État interposés, paraissent inacceptables. « Si l’Angleterre nous déclare la guerre, elle mourra de faim, écrit déjà le Boston Post . Au premier coup de canon, nous claquerons la porte du commerce au nez de l’insolente Britannia. » Le temps de la guerre de 1812 n’est pas si loin, où la Royal Navy brûla la ville de Washington, le Capitole et la Maison-Blanche. Les relations entre les deux pays exigent une tout autre diplomatie.
« C’est la guerre ! » s’exclame Albert en lisant le brouillon de dépêche qu’on lui soumet. Il reformule l’ultimatum pour fournir une échappatoire honorable à Washington, suggérant de concéder que le capitaine du
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