Victoria
s’ingénie à dénouer les intrigues de Conroy, dont il dit que l’influence qu’il exerce sur la duchesse est si forte qu’elle s’apparente à ce qu’on appelait jadis de la sorcellerie. Toute la diplomatie du roi des Belges, tout son savoir-faire politique ne parviennent pas à raisonner ce fou. Des disputes éclatent entre les deux hommes.
Déjà Léopold doit repartir, s’embarquant pour le continent sur une mer agitée. Le soutien qu’il apporte à la princesse n’est pas sans rapport avec l’hostilité qu’il rencontre par ailleurs en Angleterre. Certains protestants ultras, les loges d’Orange dont le duc de Cumberland est le chef, et qui préféreraient voir Victoria épouser un prince de Hollande plutôt qu’un Saxe-Cobourg, ne l’aiment guère. Ils s’ingénient à le représenter comme un « roi papiste », faisant fond sur son mariage avec Louise-Marie d’Orléans et les alliances catholiques des Cobourg.
Cependant, les basses intrigues dont Victoria fait l’objet depuis toujours ont sur son caractère un effet bénéfique. Elle a une sainte horreur de l’égoïsme et de la méchanceté des ambitieux, qui considèrent la traîtrise et la tricherie comme les instruments de leur succès. Princesse romantique, ne doutant jamais un seul instant que les larmes sont le gage de la magnanimité, elle est incapable d’écouter une autre voix que celle de son cœur.
En étudiant l’histoire du Royaume-Uni, elle est révoltée par le sort de l’Irlande. « Comme cette pauvre nation a été mal traitée ! » Toutefois, l’Irlande est loin, c’est un pays compliqué, et la bonté pragmatique de Victoria cherche des causes à sa portée.
Sur la route de Portsmouth qui mène à Claremont, des Gitans ont installé leur campement de roulottes. Fascinée par la vie simple et romanesque de ces gens du voyage, Victoria demande à s’y arrêter chaque fois qu’elle passe. Elle s’enthousiasme pour le livre de James Crabbe, qui se fait l’avocat des Bohémiens.
« Il supplie tous ceux qui ont un cœur bon et des sentiments chrétiens de penser à ces pauvres vagabonds, qui ont beaucoup de bonnes qualités et beaucoup de bonnes gens parmi eux. »
Il dit encore que, chaque fois qu’un camp de nomades s’installe quelque part, on leur impute immanquablement tous les crimes et les vols qui sont commis dans les environs. « C’est choquant ! » La calomnie et les mauvais traitements ne peuvent que désespérer ces gens, quand au contraire la générosité encouragerait leur bonté naturelle. À force de persuasion, elle convainc la duchesse de leur faire envoyer de la soupe, des couvertures et des vêtements, et même un peu d’argent.
À la mi-décembre, une jeune femme met au monde un petit garçon. Par une troublante coïncidence, cette naissance, bien dans l’esprit de Noël, a lieu le jour de l’anniversaire du roi des Belges. Victoria voudrait que pour cette raison l’enfant soit appelé Léopold. « Mais bien sûr c’est impossible. »
Sur la route de Claremont, en passant par Hersham, elle aperçoit pour la première fois un train à vapeur. La machine soufflante est à peine plus volumineuse qu’un cheval de trait. Elle crache une fumée noire mêlée d’étincelles par une haute cheminée qui lui sort de la tête comme une large trompe d’éléphant dressée. Sur le modèle de la Fusée de Stephenson, elle a, de part et d’autre, deux pistons inclinés qui font tourner les grandes roues avant. Le conducteur se tient sur l’étroite plate-forme derrière le gros cylindre jaune. Dans le tender de même couleur, un autre homme est appuyé sur sa pelle, devant le tas de charbon, sous le tonneau de la réserve d’eau. Suivent une demi-douzaine de voitures. Les premières ressemblent à des diligences, les secondes à des omnibus et les troisièmes sont de simples wagons ouverts, où des voyageurs debout agitent leurs chapeaux pour répondre au salut des badauds. La grosse chenille brinquebalante, Union Jack au vent, comme une étrange espèce de navire terrestre, s’éloigne à la vitesse d’un cheval au galop.
Kensington traverse lentement l’hiver, immobile dans sa routine morose. Victoria poursuit ses études sous la direction du révérend Davys, lisant entre autres la philosophie de Hume, la théologie de Paley, la poésie de Milton et de Virgile. Elle analyse des textes politiques : l’adresse du président Jackson au Congrès, un discours
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