Viens la mort on va danser

l'asphalte un peu
mou. Je rêve qu'un automobiliste s'arrête et qu'une rencontre tisse un nouveau
rêve autour de moi.
    « Où allez-vous ?
    - Je ne sais pas... Si ! là-bas, sur les
collines.
    - Bien, montez !
    - Oh! non plutôt vers la plage, au bord du
Pacifique.
    - Vers la plage, vraiment ?
    - Cap sur Los Angeles. »

VI
     
    L'ESCALE
     
     
     
    Les dernières minutes dans l'aéroport de Toronto sont difficiles, énervantes, comme
si je m'enlisais dans la moquette usée. Le sol m'étouffe, me voilà pris de
claustrophobie entre quatre murs de verre; j'aspire à décoller, à me plonger
dans le ciel, à me noyé! 1 dans les nuages. Là-haut, dans l'avion, je
redeviendrai un citoyen de nulle part, je n'appartiendrai à personne, je
redeviendrai moi, un évadé qui se balance comme un funambule sur le fil de la
vie, de la mort... de la vie, de la mort.
    Rouge-Neige aurait aimé l'avion, lui qui naviguait
dans le temps comme un philosophe. Il évoquerait la Chine. Il me parlerait de
Mathieu et de sa hantise des voyages, de sa peur de se mouvoir dans le silence
sous le feu des étoiles, sans le froufrou des coulisses. « Te souviens-tu,
lorsque Mathieu était allé au Pakistan rechercher un jeune drogué, comme il
t'avait maudit? Il t'avait maudit parce que, sur ton conseil, il avait pris une
ligne pakistanaise et que l'on n'y servait pas de boissons alcoolisées. La peur
de l'inconnu et de lui-même le plongeait dans les vapeurs du whisky; il y
retrouvait un état second qui lui était nécessaire pour se regarder. Ainsi
certains êtres, maquillés, portent-ils un beau visage d'homme, sage et serein,
sur leur masque. »
    Je prolonge de plusieurs semaines l'escale
à Los Angeles pour cicatriser ma blessure. Voilà un mois que je me traîne sur
mon fauteuil en ruine, croulant sous le sac; j'ai vraiment besoin de me
reposer. J'ai hâte aussi de retrouver Mike et sa femme dans leur petite maison
de Dana Point. Mike, j'en ai si souvent parlé! En feuilletant L'Homme
qui marchait dans sa tête, j'ai retrouvé sur
lui ces quelques lignes parmi tant d'autres : « ... Ce phénomène de Mike —
paraplégique-acrobate, capable de faire des roulades avant comme n'importe
quel gymnaste —, ce prétendu « handicapé », entraîneur-professeur d'une équipe
de gymnastique et de natation, qui donne aussi des cours de psychologie à Long Beach College. Je le suis
partout, apprends à plonger du fauteuil directement dans l'eau de la piscine,
l'assiste dans ses travaux dirigés. » Je lui dois tant à Mike, à sa force, à
son sourire et à son enthousiasme. Pendant ma première visite aux Etats-Unis,
il m'avait fasciné par son invraisemblable sens de l'équilibre. En quelques
semaines, il m'avait appris à marcher avec des attelles et, après mes débuts
hésitants de Pékin, j'en étais vertu à me déplacer dans sa maison assez
facilement. Lorsqu'il montait un escalier, je le regardais faire. En équilibre
sur ses deux cannes, il balançait son corps d'une marche à l'autre. Nous nous
levions tard et, après un gigantesque petit déjeuner, nous partions donner nos
cours, entrecoupés de récrés, comme des gosses. Le temps coulait sur un rythme
différent, le temps coulait de la vie dans mes veines.
    C'est à cette même époque que j'avais fait
la connaissance de Ron. Mike, lui, ne l'aimait pas trop, non pas à cause de la
drogue, mais parce qu'il semait le désordre dans l'hôpital des Vétérans;
notamment, la fois où il dénonça en présence de journalistes « l'emploi de
drogues sur des patients incapables de se défendre ». Une enquête fut ouverte.
Sous les moustaches de Ron passa à ce moment un vent de scandale qui, mêlé à
l'action d'autres vents, allait souffler la tête d'un président : quelques mois
plus tard, éclatait le Watergate.
    Pendant la première semaine, je m'allonge partout
dans l'herbe ou sur le tapis pour cicatriser l'escarre. Mike me prépare des
cocktails de vitamines que j'avale avec du lait ou du yaourt liquide. Moi, je
l'abreuve des exploits de Nadia Comaneci. Au bout de la semaine, l'escarre,
grosse comme une pièce de monnaie, s'est refermée. Miracle vitaminé ou champs
magnétiques décuplés au contact de mon ami ? Mike est un fervent adepte du Psychic Healing et arrive à se cicatriser un tas de
petites escarres qu'il contracte lors de ses entraînements d'acrobatie et de
ses chutes. Toutes les hypothèses sont permises. Je crois fort à l'assemblage
de toutes. Par contre, les