Ville conquise
Commission
extraordinaire, qui buvait trop, fut remplacé par Froumkine. Le rouble baissait
désastreusement.
La Commission des habitations ouvrières, dont les dix-sept
membres touchaient la ration de vivres des membres de l’Exécutif, mettait au
point son projet grandiose de reconstruction des faubourgs. Elle demandait un
premier délai de trois ans et un crédit de cent millions de roubles. Le peintre
Kichak exposait – entrée payante – le portrait en pied du président, les
cheveux au vent, la main tendue dans un geste éloquent mais imprécis, comme s’il
eût voulu se rendre compte s’il pleuvait, bénir une foule ou sanctionner
poliment une prise de possession. Un train blindé, tel que nul n’en avait
jamais vu d’aussi beau, faisait fond.
Les journaux annoncèrent l’arrivée prochaine du vieux
révolutionnaire français Durand-Pépin, auteur d’un Projet d’organisation de
la société socialiste en deux mille deux cent vingt articles. La Vérité publia que la situation s’améliorait au front. On apprit le lendemain qu’un
désastre s’était produit sous Narva, emportée par les Blancs. Le problème du
front se posa avant que l’on n’eût résolu celui des clous, avant que l’on n’eût
trouvé des bottes pour les travailleurs des usines. Les machines à écrire
crépitaient sans arrêt :
Ordre, ordre, ordre. Mandat. Arrêté. Décret N°XXX. Décret
N°XXXX Décret N°XXXXX. Décret… Par abrogation du décret N°XXX. Du Kremlin, par
le câble direct, le Conseil des commissaires du peuple de la R.S.F.S.R. adjurait
le Conseil des commissaires du peuple de la commune du Nord de tenir compte des
mesures édictées par le gouvernement central. La commune du Nord répondait :
« Impossible, situation de plus en plus grave. »
Du crépuscule à l’aube, les Comités de Trois, de Cinq, de
Sept, de Neuf, élargis, extraordinaires, permanents, provisoires, spéciaux, subalternes,
supérieurs, suprêmes, délibéraient, projetaient, ordonnaient, décrétaient…
– La séance est ouverte, dit Fanny.
Son visage ridé portait plusieurs empreintes contradictoires :
maladies terrassées, fierté cachée, foi – ce front d’obstination, ce coup d’œil
en coup de sonde, le choc intérieur que l’on ressentait au premier contact avec
elle – chaleur et soupçon et quelque part tout au fond de l’être un
déséquilibre secret, peut-être une noble folie, peut-être les élancements
réprimés de l’hystérie.
Plaque de cuivre sur le côté de la porte : S. I. Itine,
dentiste diplômé. Carton, sur la porte même : Club Le droit du
travail. Délabrement des corridors noirs sentant le pissat, balayures et
vieux papiers sous un portemanteau, surprise d’un grand miroir dans un angle, tas
de journaux ficelés recouverts d’une couche de poussière, nudité des chambres, froid,
détresse d’un souriant portrait de jeune mariée demeuré au-dessus d’une
cheminée, chaleur étouffante, enfin, de cette chambre étroite meublée d’un lit
de sangle, d’une table en acajou, marquée de ronds par les verres, et d’un
divan défoncé. Fumée de cigarettes, buée sur les fenêtres. Sept têtes par
moments proches à se toucher émergeant de l’ombre puis y retombant, graves, nulles,
austères ; charmante, l’une, ainsi qu’une fleur noire tombée là d’un
paradis de poète persan.
– Goldine a la parole, dit Fanny.
Il arrivait d’Ukraine par la Volga, Tsarytsine assiégée, Yaroslav
en ruine, Moscou affamée, quarante-sept jours de voyage, laissant derrière lui
l’ombre de deux frères d’armes, l’un pendu par les Blancs à Kiev, l’autre
fusillé par les Rouges à Poltava. Il avait dormi dans la paille vermineuse des
wagons à bestiaux parmi les fuyards typhiques, des blessés ramassés par miracle
sur des champs de bataille inconnus, des juives violées fuyant les pogromes, des
paysannes faussement enceintes qui cachaient des vivres sur leur ventre et
payaient leur coin le soir, en se donnant debout, dans l’angle du wagon cahoté,
aux hommes qui faisaient la loi. Il rapportait une balle logée dans sa chair, au
fond de la poitrine, contre la colonne vertébrale, expressément pour faire l’admiration
des chirurgiens (« ah, que vous avez la vie dure ! »), un amour
délicieux et pur déchiré avec orgueil – l’orgueil n’étant parfois que la
noblesse de l’égoïsme –, des lettres de jeunesse de Korolenko trouvées dans une
maison de campagne
Weitere Kostenlose Bücher