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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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avantage pour
Kondrati.
    – Nous progressons, murmura Fleischman.
    Ossipov votait machinalement avec les autres, car l’unanimité
se refaisait à chaque vote. « Nous en sommes là, pensait-il. La
Grande-Usine contre nous ! Cernés par la faim, reprenant toutes les
vieilles armes du pouvoir… Que pouvons-nous leur promettre, à ces ouvriers s’ils
ne veulent plus mourir pour la révolution ? »

Chapitre sixième.
    Des vents froids, venus des régions où régnait un hiver
absolu, passant sur les steppes nacrées de la Laponie, sur les lacs et les
sombres forêts de Finlande, sur la frontière de Karélie creusée de tranchées
blanches et de pièges, dissipèrent les brumes de la Baltique. Des jours d’une
clarté parfaite se levèrent. L’air fut d’une transparence telle que les lois de
la perspective en paraissaient modifiées. On pouvait distinguer d’une rive à l’autre
de la Néva les moindres détails des façades, les silhouettes des gens, le
profil des sphinx rapportés de Memphis et posés au bord du fleuve par des
empereurs pour assister après quatre millénaires à de nouvelles chutes d’empires.
Les sveltes colonnes blanches couronnées de statues et la haute aiguille dorée
de l’Amirauté apparaissaient au bout des artères désertes rayonnant vers des
gares accablées par le silence le plus lumineux. Les tramways, emportant des
grappes grises de voyageurs agrippés à leurs flancs, se lançaient doucement sur
les ponts dans une lumière infinie, faite du bleu pâle et pur du ciel, de l’or
d’un soleil froid, net comme la clarté de l’intelligence, et du reflet des
neiges. Nous contemplions, du seuil de l’ancien Sénat où des savants anémiés
dépouillaient les archives de la Police secrète, la place, d’une blancheur
irisée, dominée par le bronze de Falconet, cet empereur Pierre, drapé comme un
Romain, cabrant sa monture au sommet d’un roc, devant l’avenir ou l’abîme ;
et plus loin le quai de l’Université bordé de vieux hôtels nets, rouges, blancs
et jaunes qui faisaient penser à une Hollande désuète.
    – Regardez, me disait le professeur Lytaev, et
conservez ce souvenir, vous qui, plus probablement que moi, survivrez à ces
temps. L’air de Venise ne peut pas avoir cette transparence absolue, cette
luminosité idéale, car l’activité des hommes le trouble et la chaleur le fait
vibrer au-dessus des vieilles pierres. Rien ne vibre ici, l’air est de cristal.
Pas de cheminées fumantes, pas de places tumultueuses ou affairées. Je n’ai vu
de calme et de transparence comparables que sur les hauts plateaux de la
Mongolie. Là j’ai compris pourquoi les artistes chinois savent dessiner des
horizons si proches et si purs.
    Tant de beauté signifiait peut-être notre arrêt de mort. Pas
une cheminée ne fumait. La ville succombait donc. Et comme des naufragés s’entre-dévorent
sur un radeau, nous allions nous battre les uns contre les autres, ouvriers
contre ouvriers, révolutionnaires contre révolutionnaires. Si la Grande-Usine
réussissait à entraîner les autres, on verrait une grève générale dresser
contre la révolution le peuple des usines mortes. Ce serait la révolte du
désespoir contre la révolte obstinée, volontaire, organisée, qui persistait à
espérer. Ce serait la trahison enthousiaste et inconsciente de quelques-uns des
meilleurs, prêts à se liguer avec la famine contre la dictature, parce qu’ils
ne comprennent pas que la foi de millions d’hommes meurt aussi faute de pain, que
nous sommes de moins en moins des hommes libres, de plus en plus, dans une cité
assiégée, à bout de force, une armée en guenilles dont le salut est dans la
terreur et la discipline.
    Les basses maisonnettes de bois, chacune penchée à sa
façon, se suivaient des deux côtés de cette ruelle. On apercevait des plantes
dans les fenêtres. La ruelle paraissait large à cause de la petitesse des maisons.
C’eût été un coin de vieille ville s’il n’y avait eu au fond une muraille de
briques rouges surmontée de hauts vitrages noircis et cassés par endroits. À quelques
pas de là, une cheminée montait, noire dans le ciel bleuissant. La lumière
grandissait, les choses se dégageaient d’elles-mêmes avec une netteté accentuée
de seconde en seconde. Au coin de la rue se révéla, tassée le long des maisons
en vieux bois presque noir, une longue file de femmes. Dès avant le premier
appel de la sirène, elles étaient là. Elles

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