Ville conquise
des confiscations, qui raclera
gorge et assomme. Il pourra donc dormir, jusqu’à l’heure des interrogatoires. Il
a les traits réguliers, le nez étroit et charnu, en bec d’aigle, les yeux verts
semés de points jaunes et blancs des fauconniers de l’Adjaristan, son pays
natal. Adjaristan des pluies chaudes criblant de grêlons liquides un sol rouge,
Adjaristan des mimosas fleurissant dans l’ombre moite, des buissons de thé sur
les collines pyramidales, promenades de palmiers à Batoum, petits cafés grecs, défilés
des montagnes calcinées, blancheur des minarets au-dessus des toits plats, feuilles
brunes du tabac séchant sur leur étais, Adjaristan des femmes voilées qui sont
soumises, belles et travailleuses.
Je déplie les journaux : Le Journal, fils
télégraphiques du Matin. « Le drame de la rue Mogador : Elle
le trompait, il la tue et se suicide. » Se croyaient-ils donc seuls au
monde ? Le Croissant à cette heure : roulement essoufflé des presses
dans les imprimeries ; des agents cyclistes, frôlant le noctambule, glissent
sur leurs machines silencieuses. Le vieux Fernand, bon clochard mélancolique, s’en
va Dieu sait où, le long du trottoir… « La terreur à Pétrograd : le
bolchevisme aux abois n’est plus défendu que par ses prétoriens chinois… »
Ecoute Arkadi, écoute Ryjik, ce qu’ils disent de nous ! Des socialistes
apoplectiques, vu l’insuffisance certaine du blocus dont ils condamnent l’inhumanité,
se prononcent en termes à triple sens pour l’intervention militaire, à la
condition, car Woodrow Wilson est prophète, que nulle atteinte ne soit portée à
la souveraineté du peuple russe… Ils rêvent de baïonnettes respectueuses du
droit. Nous sentons la peur, la bêtise et la haine suer à travers ces lignes
imprimées. Quel désir on a là-bas de notre mort, de la mort de cette République
dont tu portes l’insigne sur la poitrine, Arkadi, dont nous faisons toutes les
besognes, dont nous voulons qu’elle vive parce qu’elle est tout de même le plus
grand espoir, la naissance d’une justice nouvelle, la propreté des actes et des
paroles – des actes implacables et des paroles vraies ! – l’œuvre de ceux
qu’on a toujours vaincus, toujours massacrés après les avoir bernés, qui n’étaient
rien hier, qui ne sont encore rien dans le reste du monde !
Chapitre cinquième.
Autres oasis d’électricité brûlant du crépuscule à l’aube. Les
comités. Les Trois, les Cinq, les Sept, les Neuf, les comités élargis, les
comités extraordinaires, les comités permanents, provisoires, spéciaux, subalternes,
supérieurs suprêmes, délibérant sur le problème des clous, sur la fabrication
des cercueils, sur l’éducation de l’enfance préscolaire, sur l’abattage des
chevaux étiques, sur la lutte contre le scorbut, sur les menées anarchistes, sur
l’agitation et la propagande, sur la voirie, sur le stockage des chapeaux de
femmes après la nationalisation du petit commerce, sur les conséquences du
Traité de Versailles, sur l’infraction à la discipline commise par le camarade N.,
sur la famine… Quelle pensée tendue en travail partout, dans ces chambres négligées,
sous les mêmes portraits, dans le même abandon des demeures conquises où l’on
passe à la hâte ! Des dangers nouveaux apparaissaient à chaque tournant. Le
dégel approchait. Des tas d’immondices durcis par le froid remplissaient les
cours des immeubles et des pièces entières, parquetées, que la première tiédeur
transformerait en cloaques. Les conduites d’eau avaient crevé en maint endroit :
la sanie les envahirait. Le typhus était déjà dans la place, il fallait barrer
la route au choléra, nettoyer en quelques semaines la vaste ville sans force. Kirk
proposa à l’Exécutif la formation d’un Comité extraordinaire des Trois, muni de
pouvoirs illimités. Kirk téléphona au Comité des transports urbains :
– Il me faut quatre cents attelages…
À l’autre bout du fil, Roubine répondit :
– Je t’en donne trente et tu nourriras les chevaux
toi-même.
Kirk réquisitionna les vieux wagons de tramways hors d’usage
et fit afficher que « les personnes appartenant aux classes riches, de
dix-huit à soixante ans » étaient astreintes à la corvée sanitaire. Formée
en équipes surveillées par les Comités des pauvres, cette main-d’œuvre
nettoierait la ville. Il ne se trouva que trois cents ex-riches déshérités sur
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