Ville conquise
sept
cent cinquante mille habitants. Kirk, jurant en anglais dans sa moustache déteinte,
fit faire des rafles au centre de la ville, arrêter les trams dans les rues
pour en tirer des gens proprement mis que l’on jugeait, à la tête, d’anciens
bourgeois et que l’on envoyait sans discussion à la corvée sanitaire.
Froumkine n’avait pas de main-d’œuvre pour décharger les
trains de vivres ; or, les wagons faisaient défaut, on les pillait dans
les gares. Il fit annoncer un enregistrement obligatoire des anciens employés
et fonctionnaires sans emploi, ramassa neuf cents naïfs à la Bourse du travail
et les envoya aux gares, encadrés d’un bataillon communiste ; mais le tiers
fondit en route, un autre tiers à l’arrivée. Les sacs de farine déchargés avec
une lenteur et une maladresse inouïes par les trois cents petits-bourgeois
restants furent laissés sous la neige le long des voies : il en moisit une
bonne partie. Les marchés clandestins furent pendant quelques jours inondés de
farine. Le grand écrivain Pletnev et l’admirable ténor Svetchine apprenant que
des universitaires, des hommes de lettres, des avocats si aimables qui, sous l’ancien
régime, avaient brillamment défendu les révolutionnaires, étaient envoyés à ces
« travaux de salut public », protestèrent auprès du président du
Soviet contre des procédés « indignes d’un peuple civilisé, qui finiraient
par déshonorer la révolution ». Le président venait de recevoir de la
commune un relevé des stocks précisant qu’il n’y avait pas de vivres pour plus
de trois jours ; et du Commissariat des chemins de fer un message
téléphonique le priant de prendre d’urgence des mesures tendant à fournir du
combustible au réseau et à relever la discipline des cheminots, faute de quoi
la circulation risquait de s’arrêter en moins d’une semaine. Kondrati venait de
lui annoncer qu’une grève se préparait à la Grande-Usine. Il considérait le
grand écrivain et l’admirable ténor avec une indifférence polie.
– Je verrai, je verrai, nous sommes débordés… Ne
manquez-vous de rien ?
Ils manquaient de tout, naturellement, bien qu’on enviât
dans la ville leur opulence exagérée par les mauvaises langues.
– Je vous ferai envoyer deux sacs de farine, Siméon Ghéorghiévitch…
L’admirable ténor baissa le menton en signe de remerciement ;
ainsi son remerciement n’était qu’un acquiescement silencieux à double fond de
dédain et de servilité. Pletnev, dont le plus grand plaisir était de découvrir,
sans paraître y faire attention, l’homme secret (« la vraie brute
hypocrite, vaniteuse et toquée qui a pourtant fait Dieu à son image… ») sous
les masques de l’homme social, nota ce mouvement digne de larbin recevant un
très gros pourboire. Le président lui prenait affectueusement le bras :
– Vassili Vassiliévitch, voyez ces diagrammes. J’ai
pensé à vous les faire envoyer.
Des triangles verts, reliés par des traits droits à des
cercles roses, à des rectangles bleus, à des losanges violets, tous portant des
chiffres autour desquels dansaient comme les bulles d’air dans une eau blanche
pleine de plantes aquatiques, les pour-cent des pourcentages, figuraient les
progrès de l’instruction publique au cours de l’année écoulée.
– Quelle soif de savoir ! disait le président. Voyez :
le nombre des établissements d’enseignement a augmenté de vingt-sept pour cent
non compris les cours d’adultes, les établissements préscolaires et la
Direction de l’enfance arriérée ; avec eux c’est soixante-quatre pour cent,
soixante-quatre pour cent !
Pletnev, grand, gris, voûté, vêtu d’un chandail gris sous
une vieille veste d’étoffe anglaise à grosses rayures grises, hochait son front
bas tiré de rides horizontales, flairait de ses grosses narines de moujik l’air
tiède de la pièce, reportait son regard hostile des triangles verts au visage
arrondi, pâle, mou, triste et satisfait du dictateur et disait évasivement :
– Hum, oui. Grands progrès. Hum. Hum. (Il toussotait.) Faudra
que je vous entretienne un jour des écoles, c’est vrai.
Comment faire comprendre à ces sacrés grands hommes que l’audience
avait assez duré ? Le président attrapait du bout des doigts un papier qu’on
lui tendait par la porte entrebâillée. Dépêche chiffrée traduite en clair :
« D’après agent K., major Harris de retour Helsingfors.
Weitere Kostenlose Bücher