Ville conquise
pendant un combat de partisans et le courrier secret du
parti vaincu : quinze feuilles de papier à cigarettes couvertes de
chiffres et cachées dans les boutons de métal de sa tunique.
Il respirait une force un peu ivre d’elle-même, amère et
entraînante. Ses phrases, volontairement dépouillées mais cadencées avec
chaleur, séduisaient par un lyrisme voilé autant que par l’effet d’une
dialectique ferme. Il était noir, osseux, chevelu, brûlant des yeux, le nez
fort, la bouche ardente. Il effaça ces têtes qui l’entouraient, toutes
insignifiantes pour lui, sauf celle qui était féminine et belle, en disant ce
seul mot : « Camarades » d’une voix chaude que l’on sentait d’un
frère redoutable. Fanny le regardait de côté et le jugeait dans son âme avec
sévérité, trop avide d’exploit, pas assez dévoué au parti pour se donner aux
tâches obscures et rester à son rang. Aventurier. Il rappela les six têtes qui
l’entouraient à une vie tendue impérieuse comme le salut de la révolution.
– Bilan : haine et famine dans les campagnes
prêtes à marcher sur les villes, armées de massues cloutées comme au Moyen-Âge.
Désespoir du prolétariat décimé. Décrets en papier tombant des tours du Kremlin
sur les masses, inutiles, impuissants, irritants, pour paralyser les dernières
forces vives de la révolution. L’armée régulière, bâtie avec les mains des
anciens généraux, écrasant sous son rouleau compresseur les partisans, véritable
armée du peuple. Les arrivistes et les fonctionnaires éliminant les
enthousiastes. Un État monstrueux naissant des cendres de la révolution. Ce
robespierrisme forcené nous dévorera tous et ouvrira les portes à la
contre-révolution. Nous n’avons plus une heure à perdre.
La tête qui était belle ainsi qu’une fleur noire murmura
doucement :
– Reconstituer l’organisation de combat.
– Vous êtes folle ! coupa sèchement Fanny.
– Et vous n’avez pas la parole.
Timoféi, de la Grande-Usine, se leva, remplissant la
chambrette de son ombre. Il avait, dans un visage anguleux comme un poing fermé,
de grands yeux azurés.
– L’atelier B veut la grève. L’atelier A hésite mais
suivra. Les communistes même suivront. Les meilleurs sont avec nous, les autres
ne valent rien. Les femmes ont un moral excellent. Elles seraient capables de
démolir toutes les coopératives en une matinée… La liaison s’est établie avec l’usine
Wahl.
Kiril, qui avait l’expérience des grèves de 1914 et de trois
années vécues dans les corons français du Nord, opina pour la prudence : ne
pas engager l’organisation militaire, encore faible, avant que le mouvement
gréviste ne se soit généralisé. Formuler des mots d’ordre clairs : à bas
le despotisme des commissaires, liberté électorale, continuation de la
révolution. Bien discerner entre la légitime révolte des masses contre le régime
des décrets et la lassitude, le désespoir, l’aigreur contre-révolutionnaire. Ne
pas se faire d’illusions : les masses n’étaient peut-être pas encore
prêtes à un nouvel élan…
Fanny approuvait de la tête. Qui envoyer à la Grande-Usine ?
Kiril, avec sa grande modération fondée sur une force sûre d’elle-même, son
intuition du sentiment des foules, son tempérament d’ouvrier de quarante ans, peu
enclin aux gestes et aux phrases ? Plutôt Goldine, sa passion intelligente,
son désir d’exploit. Dans certaines assemblées, il faut jeter un homme ainsi qu’on
jetterait une torche dans du bois mort.
– La séance est ouverte, dit le dictateur.
Une douzaine de personnes siègent autour de la grande table
verte. Les murs nus peints en blanc, les fortes lampes suspendues sous des
cloches de verre mat, les visages, les silhouettes, le papier sur la table, tout
est net, de la netteté bien découpée, bien éclairée, des choses dans les salles
d’opération. Karl Marx, barbe déployée, léger sourire olympien, encadré de noir,
un nœud d’étoffe rouge à l’un des angles supérieurs du cadre. Les fenêtres s’ouvrent
sur le fleuve, confondu maintenant dans la blancheur et la brume avec ses rives
indistinctes.
Ordre du jour : 1. Situation au front ; 2. Ravitaillement ;
3. L’affaire de l’usine Wahl ; 4. Situation à la Grande-Usine ; 5. Nominations.
Présents : onze noms. Excusés : deux noms. Le secrétaire de séance
remplit les blancs d’un formulaire composé sur deux colonnes :
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