Ville conquise
Stop. Reprise
négociation, offensive prochaine Finlande. Sphères informées pensent accord
probable. » Si l’accord est probable, c’est notre existence qui devient
bien improbable.
– Hum, hum, faisait Pletnev, contenant, avec une sorte
de coquetterie de vieux tuberculeux qui tenait le coup depuis vingt ans, les sons
rauques prêts à jaillir de sa poitrine creuse, les écoles, vous savez, il s’y
passe des drôles de choses…
Il lâcha enfin son humeur dans un ronchonnement pareil à un
aboiement étouffé :
– Je connais un lycée où quatre élèves se sont révélées
enceintes le mois dernier… Il est vrai que la vieille directrice est en prison,
on n’a pas pu me dire pourquoi…
Ils sortirent enfin, l’un après l’autre, en se bousculant
dans l’embrasure étroite de la porte, le ténor toujours élégant dans son grand
manteau doublé de singe, l’écrivain, singulièrement droit, accentuant sa
maigreur par sa raideur, l’expression sournoise. Fleischman les croisa sans les
reconnaître. Il s’en moquait bien, à cette heure, des écrivains et des ténors !
Son irruption dans le vaste cabinet présidentiel où l’atmosphère était adoucie
par les tapis et les meubles de cuir, fut celle de la rue, du vent, de la boue
froide et sèche collée aux bottes des soldats. Botté d’ailleurs et boueux, serré
dans des cuirs noirs aux poches bourrées, bardé de courroies rousses, une tête
de vieux juif inlassable, il continua d’emblée une conversation commencée la
nuit par le fil direct du front.
– Finissons-en avec ces énormités…
Ce n’étaient plus les mêmes énormités, mais celles-ci
venaient de coûter la vie à quarante soldats morts de froid du côté de Dno, tandis
que les manteaux qu’on leur envoyait étaient en souffrance dans une gare, la
feuille de transport n’ayant pas été remplie selon les règles.
L’héroïne du procès des deux cent six (1877), Varvara
Ivanovna Kossitch, adressa au président du Conseil des commissaires du peuple
de la République fédérative une épître indignée demandant que l’on mît un terme
aux excès dénoncés par Pletnev et Svetchine. La lettre se terminait par ces
lignes : « Je vous en avertis : vous assumez de grandes
responsabilités devant les générations futures. » Le président du Conseil
des commissaires du peuple se souciait, par la force des choses, bien davantage
de ses responsabilités présentes. Il fit remercier Varvara Ivanovna de lui
avoir signalé des abus qu’il connaissait très bien et renvoya la lettre au
président du Conseil des commissaires du peuple de la commune du Nord. La commission
de contrôle du parti fut saisie. Dans l’entre-temps les Comités des pauvres et
la population avaient, plutôt mal que bien, achevé le nettoyage de la ville en
versant une grande partie des ordures dans les canaux. La Santé publique notait
les premiers cas d’empoisonnement des eaux. Kirk et Froumkine allaient être
blâmés par la Commission de contrôle quand on oublia brusquement cette affaire.
Des marins que d’aucuns disaient ivres et d’autres anarchistes venaient, au
cours d’une bagarre, d’abattre trois miliciens. L’usine Wahl cessait le travail
et réclamait pour tous les ouvriers un congé payé de quinze jours afin qu’ils
pussent se ravitailler individuellement dans les campagnes. La grève, inspirée
par des agitateurs mencheviks que l’on n’osait pas arrêter, menaçait de se
généraliser. La Commission extraordinaire fit incarcérer dans la même nuit
dix-sept intellectuels social-démocrates pour la plupart étrangers au mouvement.
Parmi eux se trouva le professeur Onoufriev, auteur d’une Histoire du Chartisme qui faisait autorité. Au cours de la perquisition faite chez lui, une étude
manuscrite sur Les Libertés démocratiques au début du XIX e Siècle
en Angleterre, prise par le commissaire Babine pour un libelle
contre-révolutionnaire, fut saisie et perdue. On en retrouva à quelques jours
de là des feuilles éparses dans un jardin public. Le grand écrivain Pletnev et
l’admirable ténor Svetchine se firent de nouveau annoncer à la présidence du
Soviet. Un article sévère de Pletnev sur la Tragédie des intellectuels fut refusé par les journaux officiels, ce qui créa un nouvel incident commenté
avec une joie maligne par la presse étrangère. À peine le professeur Onoufriev
était-il élargi qu’il mourait de dysenterie. Le président de la
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