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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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le tronçon de rail qu’il trouvait
devant lui – c’était bon cette fraîcheur aux paumes – prenait possession de la
tribune. Il se pencha vers la foule, la tête rentrée dans les épaules ; son
regard cherchait les yeux, s’y plantait un moment, pareil à un éclair noir, et
passait, laissant après lui la trace d’une brûlure. Sa parole chaude éclata, tout
de suite exaltante :
    – Vous rappelez-vous, gens sans pain ! Comme nous
avons chassé le tsar et ses petits, les ministres, les généraux, les
capitalistes, les policiers, dites ?
    – On s’en souvient ! fit une voix étranglée.
    – C’était quand ? dites ? Hier !
    « … Ce que nous pouvions hier, nous le pouvons aujourd’hui.
Qu’est-ce que la révolution, la révolution qui fusille les bourgeois, conquiert
l’Ukraine, fait trembler le monde ? Le Kremlin, Smolny, les décrets, les
commissaires du peuple ? Allons donc ! (À cette idée un rire énorme fendait
sa grande bouche ardente ; et ce rire entraînant, aussitôt éteint sur ses
lèvres, se propageait de proche en proche, faisant luire l’évidence dans les
âmes.)
    – La révolution c’est nous ! Vous et moi ! Ce
que nous voulons, la révolution le veut, entendez-vous.
    (L’apostrophe tonna.)
    – … Vous là-bas, fabricants de décrets !
    Des hommes commençaient à se sentir redoutables. Ils
sortaient de la torpeur, électrisés, naissant à un nouveau rêve d’exploit.
    – L’Ukraine flambe, foyer inextinguible. Nous ne savions
pas encore ce que c’est que la puissance du peuple ! Mais il ne faut pas
la châtrer à coups de lois. Nous ne craignons ni les privations ni les
sacrifices, nous renversons l’éteignoir. Nous réclamons la liberté ouvrière, la
décentralisation, l’égalité des travailleurs, le ravitaillement individuel, quinze
jours de congé payé pour que chaque prolétaire puisse aller demander des vivres
à son frère le paysan ! Ce que nous réclamons, nous sommes de taille à le
prendre…
    Un grondement grandissait dans le hall, sous les charpentes
d’acier. Les mains battirent avec frénésie, des gerbes de cris fusèrent autour
de l’homme, noir, osseux, chevelu, en blouse noire, dont les longues mains
nerveuses pétrissaient une barre d’acier. Timoféi pensa : « Il n’y a
plus qu’à mettre aux voix la grève générale. » Deux nouveaux venus se
frayaient péniblement un chemin vers la tribune.
    Arkadi s’assit sur les marches, de manière à dominer l’assistance
d’une tête sans être toutefois trop visible. Il chercha tout de suite à
discerner, parmi tous ces visages, ceux des agitateurs venus du dehors. Il s’irrita
de ne reconnaître personne.
    Antonov gravit pesamment les marches en bois vermoulu. Son
encolure épaisse se détacha en haut, surmontée d’une petite tête cubique et
rougeaude. On le prit au premier abord pour un ouvrier de l’usine.
    – Je demande la parole.
    Sa voix rudement timbrée porta jusqu’au fond du hall.
    – Camarades…
    – Eh, tu ne l’as pas encore, la parole, jeta Timoféi.
    Goldine haussait les épaules. Antonov, affectant de
respecter la volonté du bureau, mais la brisant déjà par sa lourde présence à
cette tribune, attendit calmement qu’on lui permît de parler. Il étudiait la
salle. Ses petites prunelles grises saisissaient des expressions et des gestes,
déchiffraient presque des mots sur les lèvres. Son impression ne fut pas
mauvaise, une grande assurance lui vint. Le bureau ne jugea pas l’assemblée
assez « chauffée » pour qu’on pût l’empêcher de parler. Il reprit
donc :
    – Camarades ! (et commença, bien inspiré, par
sauter la formule habituelle « au nom du Comité du parti »).
    « Il est tout à fait évident que… (et son cou rouge, ses
épaules épaissies par la fourrure, ses grosses mains de carrier posées sur la
rampe soulignaient l’évidence).
    « … la situation de la classe ouvrière devient intolérable…
    Un faible murmure approbateur naquit dans les rangs éloignés
de l’auditoire. Parbleu ! ils s’en apercevaient donc ! Je te crois, qu’elle
est intolérable, la situation !
    – … Nous crevons de faim. Depuis trois jours, les
boulangeries n’ont pas distribué de pain. C’est un scandale inqualifiable ?
Que valent les salaires-papier ? Nous avons tous des roubles plein les
poches, la moindre ration ferait mieux notre affaire. Les barrages établis
contre le ravitaillement individuel font

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